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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/587

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affaires et dit adieu à leurs familles. Ils ne comptaient pas survivre, vraiment. Alors, ils ne sont pas tristes du tout. Hors de la salle, je lui demande :

— On ne peut pas les sauver ?

— Presque tous ceux-là ont eu les poumons traversés… Ça fait des lésions graves… mais ils peuvent traîner longtemps… Tenez, voilà la salle de pansemens. Entrez. Il faut tout voir.

En face de nous, sur une couchette spéciale, il y a un grand garçon de vingt ans, nu jusqu’à la ceinture, et que des élèves en médecine tiennent soulevé par les épaules. Je vois ses bras qu’agite un tremblement continu, sa poitrine large et musclée qui halète, halète, comme dans la torture. Et je vois aussi une face cadavéreuse, suante, les yeux hors de l’orbite, la bouche ouverte par un gémissement qui dure, qui m’entre dans les oreilles, qui me fait mal. Sélika m’attire de côté. J’aperçois la plaie monstrueuse, tout le dos fendu, l’épaisseur de la chair à vif, et les médecins qui travaillent dedans.

Voilà donc ce que fait la guerre ! Pour la première fois m’apparaît l’être pitoyable entre tous, le blessé, dans sa nudité toute vive, saignante et purulente. Je ne peux plus penser que la folie des hommes a rendu nécessaire, et légitime cette abomination, que la lutte est quelquefois le devoir sacré, l’expression suprême de l’héroïsme et du désintéressement, et que des individus doivent souffrir et mourir comme celui-là, pour qu’m peuple vive. Je ne peux plus penser avec mon cerveau façonné par l’éducation. Je sens, seulement, dans tout mon cœur de femme, la pitié infinie, la pitié qui me ramène à l’égoïsme, car j’ai un fils, et mon fils sera soldat… Alors je me détourne, je m’en vais, brusquement, pour ne plus voir cette face de martyr, pour ne plus entendre ce cri. Et parce que je pleure, — n’étant plus maîtresse de mes nerfs, — la petite Turque me prend le bras et m’emmène.

Je lui dis :

— Vous êtes habituée, maintenant… Mais au début, est-ce que vous restiez calme devant ces affreux spectacles ?

— J’étais plus émue, oui…

— Mais vous ne pleuriez pas ?

— Oh ! non !

Elle est une jeune fille, cette frêle Sélika ! elle n’a pas souffert dans son corps ; elle ne connaît que l’amour de la patrie,