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— Nous serons un peu en retard pour le déjeuner. Je n’ai pas de montre… Il est au moins… midi un quart !

Il est deux heures passées, excellent M. Bareille ! Ça n’a aucune importance pour vous, qui vivez dans un rêve byzantin, ni pour moi, qui ai perdu l’appétit à voir tant de malades, ni pour Mlle Selika et Ibrahim Pacha, qui mangent selon le caprice de leur faim, à l’orientale. Mais nous avons un autre hôpital à visiter.

Vers la fin de l’après-midi seulement, nous arrivons à cet hôpital, dans une rue calme et poussiéreuse, plantée d’acacias énormes qui embaument. Chemin faisant, M. Bareille a timidement proposé quelques petits détours, pour voir une si belle ruine, un turbé si ancien avec des faïences ! J’ai été impitoyable. M. Bareille s’est soumis.

Le médecin en chef, directeur intérimaire de l’hôpital Hasséki, est un homme encore jeune, gras et placide. Il ne sait pas un mot de français. Nous nous asseyons à grande distance les uns des autres, dans un cabinet décoré de photographies, où des femmes, — visage voilé, poitrine et ventre nus, — étalent toutes les variétés de tumeurs. Le café pris, la conversation traîne avec une lenteur pompeuse, et je fais des signes désespérés à M. Bareille, qui est devenu très turc sous le rapport de la patience.

M. le médecin on chef se lève enfin pour nous conduire.

L’hôpital Hasséki a été construit, comme l’hôpital Hamidié, d’après le principe allemand des nombreux petits pavillons. Il est clair, gai, fleuri. Mêmes salles de pansemens, d’opération, de radiothérapie, d’électrisation, aménagées à la façon moderne. Mais le soleil n’entre pas à flots par les vitres, comme à Chichli. Les caffess de bois ajouré tamisent les rayons et signalent la présence sacrée des femmes.

Au seuil d’un dortoir, le docteur s’arrête et crie en turc :

— Silence !

Pas un souffle… Les malades, assises sur leurs petits lits, ra mènent leurs voiles blancs sur leurs bouches, baissent les yeux et croisent leurs mains sur leur poitrine. Le médecin passe entre les couchettes, sans un regard, sans un mot pour ces pauvres créatures pétrifiées.

De pauvres créatures vraiment, tristes échantillons de toutes les misères physiologiques, victimes de la routine populaire, de l’ignorance et de la saleté invétérée, victimes aussi de la