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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/161

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traduit nos complimens réciproques. Et l’heure coule… Nous n’avons pas dit la moitié de ce que nous voulions dire, et Mélek Hanoum m’avertit qu’il se fait tard, et que l’état de siège existe encore dans la banlieue de Constantinople.

Quand reverrai-je Ahmed-Riza bey, et comment le reverrai-je ? Le hasard nous a toujours rapprochés en des circonstances si singulières : le bal costumé, le cénacle positiviste, le petit appartement de la place Monge, et maintenant ce harem d’O… Pacha !… Je lui demande :

— Ne souhaitez-vous pas revenir en France, revoir vos amis ?

— Plus tard… Je ne suis pas libre… Je ne m’appartiens plus. Ma tâche est très lourde, et je me dévoue absolument à l’accomplir. Dites pourtant à mes amis et surtout à mes camarades positivistes que je garde les idées, les convictions qui leur sont chères. Vous reviendrez ici, vous ; et peut-être vous verrez des choses nouvelles.


— Leïla… C’est un très joli nom, Leïla ! — dit Mme Ange, quand nous nous retrouvons dehors, avec la petite esclave et le cuisinier arménien. — Dire à une dame qu’on veut l’appeler Leïla, c’est lui faire un compliment, parce que Leïla représente la femme aimable et aimée. Savez-vous, chère amie, la légende arabe de Leïla ?

— Non, mais je la saurai tout à l’heure, chère Mélek, parce que vous allez me la conter.

— Eh bien, il était une fois un jeune prince…

La nuit est bleue ; le parfum des acacias palpite au souffle de la mer. La lanterne balancée du vieil Arménien agite sur le pavé des reflets jaunes, des ombres falotes. Toute noire entre mes compagnes noires, fantôme parmi ces fantômes, j’écoute l’histoire poétique, amoureuse et compliquée où l’amant chevaleresque et l’amante fidèle se perdent, se retrouvent, et meurent ensemble, après mille aventures merveilleuses. Mélek Hanoum conte comme Shéhérazade, avec grâce, avec minutie, avec lenteur. Je devine, à travers le français pénible et incorrect, tout le charme du beau récit qu’elle ferait, si je savais le turc, car elle doit parler très joliment, Mélek Hanoum, en vraie poétesse… Un homme tourne à l’angle d’un carrefour. Il passe tout près de nous. Il nous frôle presque et grommelle. Et quand nous