Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/184

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’eau du Taxim, vous reviendrez à Constantinople… » Triste de m’en aller, je ne souhaite pas revenir. J’aurais trop peur de ne pas retrouver le plaisir délicieux de la découverte, la saveur, l’éclat, l’éblouissement de l’imprévu.

Mais pourtant, j’ai bu l’eau du Taxim.

J’écoute mes amis parler. Je n’ai plus rien à leur dire, même ma gratitude pour leur protection affectueuse et leur gentille camaraderie. Je regarde ce que je ne reverrai plus.

Elle est déserte, ce soir, la rue sans maisons, la triste rue des cyprès, des pierres, de la poussière. Les troncs noirs, les feuillages noirs élancés en fuseaux, dégringolent, par files, sur la pente, dans le brouillard. On ne sait pas où ils s’en vont, dans quel gouffre. Les plus lointains sont submergés : leurs pointes fantômales émergent à peine de la vapeur. Au-delà, Stamboul, dressé sur l’horizon, devient une masse compacte, ondulée de coupoles, hérissée de minarets aigus, une masse d’un violet uniforme où s’allument déjà des feux pâles. Et vers la droite, au-dessus d’Eyoub, c’est un vaste bouleversement de nuages, et le soleil glisse, rouge, sans irradiation, comme vu à travers la pluie de cendres d’un Vésuve.

Et quand il tombe tout à fait, quand les deux rives de la Corne d’Or s’assombrissent et que les cyprès semblent grandir jusqu’aux étoiles, il y a un instant où l’eau, ternie par le ciel terne, tout à coup s’avive… Un œil d’argent s’ouvre dans le paysage obscurci… Un instant, à peine…

Le crépuscule est là… On ne l’a pas vu venir ; il est là. Il ramène les femmes voilées à leurs petites maisons rougeâtres, et les caïques à l’embarcadère boueux de Kassim-Pacha. Un clairon déchire sa robe grise. Il est là, tout près de nous, sur nous. Il nous chasse.

« Allez-vous-en ! C’est fini… »

Et je regarde mourir doucement, si doucement qu’il m’attendrit jusqu’aux pleurs, ce soir funèbre et doux, mon dernier soir de Turquie.


Juin.

La dernière halte, en Orient, sur le chemin du retour…


Ce jardin de couvent où fleurissent, dans le soir doré, les roses du mois de Marie, exhale, avec son parfum naïf et dévot, toute la douceur de France.