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national. La moitié des perdrix et des lièvres sont autrichiens ou allemands et la majorité des pigeons sont italiens.

Mais si la révolution des transports tend à concentrer le gibier dans les grandes villes, les progrès de l’agriculture ont dû, semble-t-il, diminuer son effectif dans les campagnes. On est porté à supposer que nos pères devaient en manger à discrétion, aux époques où la population était clairsemée, où les bois couvraient une grande partie du sol. Cependant l’histoire des prix nous montre le contraire ; elle nous apprend que le gibier n’a pas enchéri depuis cinq siècles plus que la moyenne des denrées, et que par conséquent il ne foisonnait pas jadis.

Ce fait, singulier au premier abord, tient-il à ce que les animaux à l’état de nature se détruisaient eux-mêmes, les plus faibles devenant la proie des plus forts, à ce que les armes des chasseurs étaient moins meurtrières, ou bien à ce que la reproduction des espèces comestibles s’effectuait dans des conditions peu favorables ; la chasse, je l’ai dit ailleurs[1], était libre au moyen âge et ne s’interrompait jamais. Toujours est-il qu’avec notre législation cynégétique, nos garennes closes, nos forêts gardées et nos tirés artificiels, où l’art du « faisandier » consiste surtout à faire envoler, devant les fusils, des bêtes si bien nourries par l’homme depuis leur naissance qu’elles n’ont pas appris à le redouter, nous obtenons, dans ce pays ultra-civilisé, un stock de gibier de poil et de plume supérieur à celui que les âges barbares possédèrent, puisque, malgré la crue de la population, l’offre s’est maintenue au niveau de la demande.

Les goûts, il est vrai, se sont modifiés : nous ne nous délectons plus de la chair coriace du héron ou du butor, qui se vendaient 10 et 15 francs au moyen âge. Les cigognes, les grues, les corneilles aux choux ou les cygnes marinés, surtout les vautours ou les cormorans, nous paraîtraient de minces régals. De même le jeune bois de cerf, fort estimé en friture, ou la langue entrelardée du même animal, ne seraient plus vantés, ainsi qu’au xiiie siècle dans la Devise des Lécheurs, comme des mets de roi. La hure du sanglier, qu’un auteur du xvie siècle affirme « ne convenir qu’aux gens très riches, » et le chevreuil qu’il nous dit « réservé pour la bouche des grands, » étaient aussi coûteux que de nos jours.

  1. Voyez la Fortune privée à travers sept siècles, ch. iii, p. 120 ; Droits des maîtres primitifs.