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II

Il est probable que la réputation de M. Zangwill n’aurait jamais passé le détroit, et je n’aurais jamais songé à l’étudier ici s’il s’en était tenu là. Mais, dès qu’il eut un nom et un public, il jeta aux orties sa défroque de clown et apparut tel qu’il était. C’est alors qu’on connut l’âme juive, le vrai Zangwill. Ce Zangwill-là gardait son merveilleux instrument, cette langue souple, riche, mordante, dont il s’était si bien approprié toutes les ressources, cet humour anglais dont il avait surpris le secret. Mais les facultés nouvelles qu’il allait montrer venaient d’ailleurs. Cette imagination d’une magnificence orientale, unie à une vision du réalisme le plus intense, l’émotion sous la satire, une mélancolie pénétrante qui se faisait jour à travers l’optimisme de la jeunesse et du talent, rien de tout cela n’était le fruit d’une éducation anglaise.

C’était l’âme même de ces humbles inconnus qui, après avoir longtemps vécu, travaillé et souffert, là-bas, à l’autre bout de l’Europe, étaient venus enfin chercher la paix et la liberté, sinon la fortune, sur les bords de la Tamise. Ils avaient été, toute leur vie, des muets, — inarticulate, comme dit Carlyle, — et, tout à coup ces sensations, ces rêves, ces pitiés, ces colères, ces gaîtés qui étaient en eux, mais dont ils avaient à peine conscience, trouvaient la parole dans leur petit-fils. Ils « reviennent » dans les Children of’ the Ghetto.

La première impression peut se traduire par ces mots : curiosité, surprise, amusement. On a devant soi une foule qui occupe le premier plan, une infinité de petites figures distinctes, comme dans les tableaux de Memlinck. Ces figures se meuvent, parlent, agissent, ensemble ou successivement. Elles nous donnent, à toutes les heures, sous tous ses aspects, joyeux ou navrans, intimes ou publics, diurnes ou nocturnes, l’impression exacte, continue, vivante, du Ghetto londonien.

Le mot de Ghetto est-il justifié ? Au sens littéral, Londres n’a jamais eu de Ghetto, si l’on entend par-là un lazaret, une ville-prison où la race juive était détenue, soit pour la protéger contre les attaques du fanatisme, soit, au contraire, pour la mieux désigner à ses persécuteurs. Mais le Ghetto est une enceinte morale, et aucun rempart de terre ou de pierre ne peut s’élever