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Pourquoi ne serait-il pas, à la fois, un homme de génie et un grotesque ? C’est là, je crois, la conclusion que M. Zangwill a voulu suggérer à ses lecteurs et, pour ma part, je l’accepte. Pinchas me représente un des aspects du sémitisme moderne : la vanité intraitable et colossale de l’homme de lettres greffée sur l’obséquiosité, la servilité juive, Olympio, Giboyer et Trissotin fondus ensemble ou émergeant l’un après l’autre d’un flot de rhétorique biblique, additionnée de marxisme. Naïf comme un enfant et, au fond, bon camarade, il parle de tuer les gens avec un acrostiche et, avec cette âpreté que sa race met à poursuivre les petits gains, dispute à un coreligionnaire une infime besogne de presse, comme un chien, dans une basse-cour, dispute un os à un autre chien, tout en se croyant l’égal, sinon le supérieur des premiers écrivains de son temps. Il n’est jamais plus humain, ni plus vrai, ni, — ajouterai-je, — plus tristement comique que dans ces heures de crise où il semble douter de lui-même et qui ne sont pas moins inattendues que ses accès de lyrique optimisme et ses rengorgemens orgueilleux. « Il est las de tout, il ne fera plus rien. À quoi bon vivre ? À quoi bon écrire des chefs-d’œuvre ? » On cherche à le consoler, à lui montrer son avenir sous des couleurs moins sombres. « Oui, dit-il comme un homme qui fuit une concession et cède à la force de la vérité, oui, c’est vrai, toute l’Europe sait mon nom… » Plus tard dans les Ghetto comedies, l’auteur reprendra ce type qui est, évidemment et avec raison, un de ses favoris ; il y ajoutera une ou deux dernières retouches, lorsqu’il le montrera pérorant au milieu des socialistes ou se vantant de refaire Shakspeare, mais je le tiens pour complet dans les Children of the Ghetto. Il s’incruste dans ma mémoire, tel que je l’ai trouvé là, dans son impudence à demi sympathique, des manuscrits débordant de toutes ses poches, appuyant l’index à son nez caractéristique, et mâchonnant un éternel bout de cigare, toujours éteint et toujours rallumé. Je ne pourrais plus l’oublier, même si je cherchais à l’évincer de mon souvenir. Que je le veuille ou non, il a pris sa place parmi les grands hâbleurs, les immortels loqueteux, mémorable compagnie de fantômes littéraires plus réels que des vivans.

Quant au rabbin Schemuel, je le ferai comprendre d’un mot : il incarne la religion des formules, la lettre qui tue. M. Zangwill s’est bien gardé de lui donner les traits d’un fanatique hargneux et intolérant. Loin de là. C’est le plus doux des hommes,