Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/404

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

éparpillés… Nos fragmens de lettres sur les Guérin sont indubitablement ce qu’il y aura jamais de mieux. Je les ai lus ou plutôt relus cette semaine et j’en ai été enchanté comme s’ils étaient écrits par un autre que par moi. Cela m’a frappé : c’est vivant, intensément vivant : la grande qualité de tout, la vie ! Ah ! que toutes les toilettes que nous ferons à cela pour le public ne vaudront rien ! Nous gâterons ces choses vraies, intimes, profondes, perçantes jusqu’à l’axe, d’un tour unique de prime-saut, et tout cela parce que nous n’avons pas l’autorité qui permet de dire : prends cela, public, dans sa familiarité sublime ! — Mais figurez-vous, mon ami, que nous fussions Goethe, Scott ou Chateaubriand ou tout autre grand accepté de l’opinion et dites-moi si les fragmens du Guériniana dans tout ce qu’ils ont de brut, d’abrupt et de lâché ne seraient pas la meilleure pierre de la gloire des Guérin et une composition à ravir les connaisseurs ! » C’est peut-être beaucoup dire, comme on va le voir, — puisque nous allons réaliser le vœu exprimé dans ces lignes, en étudiant de près les Guériniana, — mais on ne saurait certes refuser à ces fragmens, pas plus qu’à l’œuvre de Barbey en général, l’éclat de la forme, l’originalité de l’image et même une certaine perspicacité dans l’interprétation psychologique, bien que l’image du réel se déforme trop souvent dans le cerveau tumultueux de cet artiste visionnaire.

Cette psychologie est la bienvenue, car les Memoranda de Barbey, révélés à notre curiosité depuis quelque temps déjà, tracent d’Eugénie un portrait assez sommaire, ce portrait ayant été ébauché avant l’heure de leurs relations plus intimes : d’autre part, celui qui figure dans la préface des Reliquiæ fut peint de couleurs volontairement atténuées. Tel n’est pas le défaut de cette Eugénie qui se profile en silhouette hardie dans la correspondance avec Trébutien ; celle-là se dessine animée d’une vie intense au contraire et nous rappelle, par son geste excessif, les héroïnes des plus fougueux romans de son évocateur. Nous dirons qu’il a esquissé quelque chose comme un roman à propos de Mlle de Guérin sous les yeux de son ami normand et nous dégagerons, s’il est possible, la réalité de la fiction inconsciente dans le récit décousu de ses lettres. Ce récit on pourrait l’intituler à la mode de nos pères : l’Épreuve d’une sainte dans le monde, ou Eugénie de Guérin à Paris.