Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/413

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Après la mort de Maurice, Barbey, entraîné par un bel élan de compassion, se prend à correspondre plus fréquemment avec le Cayla : « Il m’écrit, dit Eugénie : il m’appelle sa sœur et Érembert[1] son frère. Ses lettres, à format de cœur, bien grandes, sont remarquablement belles d’expression et de sentiment. Mon père en est charmé ! » Ces mots sont du 9 septembre 1839, et c’est précisément vers cette date que la sympathie éloquente de Barbey ayant réveillé dans le cœur de la solitaire le souvenir ému de leurs relations parisiennes, elle se décide à continuer pour lui, sur sa demande, le journal intime, le « tous les jours » du Cayla qu’elle rédigeait depuis longtemps pour Maurice. Une pareille décision surprend chez cette fille prudente, et elle l’annonce en ces termes, dont on remarque l’effusion contenue : « Vous êtes là, frère vivant,… j’écrirai pour vous comme j’écrivais pour lui… Je marque ce jour comme une époque de ma vie, ma vie d’isolement qui s’en va vers vous à Paris comme à peu près, je vous l’ai dit, je crois, si Eustochie, de son désert de Bethléem, eût écrit à quelque élégant chevalier romain. Le contraste est piquant, mais je ne m’en étonne pas. Quelqu’un, une femme, me disait qu’à ma place elle serait bien embarrassée de vous écrire. Moi, je ne comprends pas pourquoi je le serais. Rien ne me gêne avec vous : en vérité, pas plus qu’avec Maurice… Vous m’êtes lui au cœur et à l’intelligence ! » Et Barbey riposte sur le même ton : « Je veux que vous ayez le fil de mon âme : je veux que vous puissiez vous dire ma sœur de prédilection autant que d’adoption volontaire et réfléchie ! »

Au surplus, Eugénie s’étonne parfois elle-même à se trouver soudain si confiante. Lorsque Maurice et Jules étaient ensemble au collège, quelques années auparavant, qui lui eût dit, songe-t-elle un jour, que cet enfant saurait ses douleurs, qu’elle les lui confierait, qu’il les apaiserait par des paroles comme elle n’en a pas entendues, paroles divines, écrit-elle en formulant le projet d’aller les écouter souvent : « Quand je souffrirai trop, je ferai ce pèlerinage, frère de cœur : vous me voyez toute ici jusqu’à l’intime, jusqu’au fond de l’être, comme me voyait Maurice ! » — On sait que Maurice, plus jeune que sa sœur de près de cinq années et orphelin de mère à huit ans, avait été élevé par Eugénie : ainsi qu’il arrive en pareil cas, il resta

  1. Fils aîné de M. de Guérin.