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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/422

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mieux que les autres, nous introduit pour un instant dans l’intimité de cette âme secrète. Ce Memorandum de 1841 tranche en effet sur tous les écrits de son auteur par l’émotion de l’accent et la sincérité du jugement : il est unique en son genre, et Barbey n’exagère nullement pour une fois, lorsqu’il annonce à son ami cette découverte presque miraculeuse en termes enthousiastes. « Pendant ma grippe, je me suis amusé, ne pouvant faire autre chose que baguenauder, à fouiller dans le fond d’une vieille malle, une vieille dormeuse que depuis longtemps je n’ouvrais plus. Les vieilles malles, c’est comme le fond de la vie : quand on s’avise de chercher là-dedans, on en rapporte des choses étranges. » Il énumère alors ses trouvailles, et il ajoute : « Plus enfin, et ceci est le morceau exquis, un Memorandum d’Eugénie fait pour moi après la mort de son frère et à son second voyage à Paris. De tous les Memoranda qu’elle a pu écrire, c’est le plus curieux à coup sûr… Je vous jure que ce Mémorandum vaut une bonne poignée d’or ! » — Ce n’est pas trop dire en vérité, car ces quelques pages, complétées par les Lettres à Trébutien, jettent un rayon furtif, mais direct sur la crise morale de cette existence difficile, sur le choc qui, s’ajoutant à la mort de son frère, atteignit Mlle de Guérin en plein cœur et lui ôta ses dernières raisons de vivre.

Par malheur, ces pages précieuses ne nous sont parvenues que tronquées. Mme de Maistre, à qui on les soumit tout d’abord, les surchargea pour sa part de « grosses ratures, » que Barbey ne lui pardonna pas[1]. Trébutien à son tour y pratiqua des coupures que son ami eût souhaitées moins scrupuleuses peut-être[2]. Consultons-les toutefois sur les trois problèmes que soulèvent les confidences épistolaires de d’Aurevilly : entraînement d’Eugénie vers les plaisirs du monde, nature de son sentiment pour lui, préliminaires de sa rupture avec Mme de Maistre. — Sur le premier point, elle-même s’est chargée de répondre en toute sincérité, en toute dignité, à celui qui la représentera quelques années plus tard comme « grisée » par le capiteux parfum des distractions frivoles. Elle ne nie pas ses complaisances : « O ma traversée de six mois si étrange, si diverse, si belle et si triste, si dans l’inconnu qui m’a tant accrue d’idées, de vues, de choses nouvelles qui ont tant laissé à dire et à

  1. Lettres, II, 199.
  2. Ibid., II, 180.