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monastère. Au contraire, sur quarante religieux, trente, c’est-à-dire les trois quarts, se disent déterminés à partir quand on leur aura assuré leur pension. Ce procès-verbal est très grave. Alors même qu’on ne le prendrait pas absolument à la lettre, en supposant dans la rédaction une certaine exagération et quelque malveillance, il est difficile de ne pas voir à Cîteaux les signes d’une décomposition monastique qui était malheureusement trop commune en France.

Si en quittant Cîteaux, nous entrons à Clairvaux, immortalisé par saint Bernard, nous n’y voyons rien qui puisse relever la gloire déchue de cet ordre. Là encore, comme à Cîteaux, nous trouvons intacte la situation matérielle la plus large, 133 826 livres 11 sols 6 deniers de revenus annuels, sans compter les redevances en nature. Une bibliothèque d’environ 19 000 volumes et 1 000 manuscrits y invitent toujours les moines à l’étude et à la science ; mais leurs goûts sont ailleurs. Le luxe, l’amour du bien-être ont envahi cette maison. Beugnot nous décrit dans ses Mémoires la visite qu’il fit à l’abbaye à la veille de la Révolution. L’abbé était Dom Rocourt, homme de haute taille et de belle figure. Quand, après son élection, il fut présenté au roi Louis XVI, la reine Marie-Antoinette, frappée de son extérieur et de son aisance à porter le costume de son ordre, s’était écriée : « Ah ! le beau moine ! » Malheureusement, d’après Beugnot, l’intelligence n’égalait point chez lui la bonne mine. « Il menait grand train. Ses voitures étaient attelées de quatre chevaux avec piqueur en avant. Il se faisait donner du Monseigneur par ses moines et les gens de sa cour, et aussi par ceux en grand nombre qui avaient besoin de lui. Il gouvernait, despotiquement, je ne sais combien de couvens d’hommes et de femmes qui dépendaient de son abbaye. » Beugnot était tombé à Clairvaux le jour de la Saint-Bernard, grande solennité pour l’abbaye. L’abbé Maury devait prêcher le panégyrique.

Quelle eût été l’impression du fondateur si, secouant la pierre sépulcrale qui depuis six cents ans recouvrait sa tombe, il eût tout d’un coup fait apparition dans cette fête. De quel œil Bernard, qu’un historien le sa vie nous représente allant visiter les moissonneurs monté sur un âne, aurait-il vu son dernier successeur dans un char attelé de quatre chevaux ? Lui, dont le corps fut exténué par tant de pénitences, aurait-il reconnu un moine de Clairvaux dans ce personnage au teint fleuri ? Ce nom