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deux heures du matin, les fiacres et les tramways finissent par s’arrêter : il n’y a plus que de rares noctambules sous les platanes des avenues. A cinq, le tapage recommence. Et ainsi, les Ramblas ne connaissent jamais le vide et le silence.

Malgré leur vacarme, leur agitation incessante, leur apparence de banalité bruyante, elles ont pourtant un attrait original qui vous saisit aussitôt : cela tient-il à leurs éventaires de fleurs, à tous ces reposoirs parfumés, qui s’échelonnent depuis le Liceo jusqu’à la Place de Catalogne, dressant en gerbes, en bouquets, en éventails, les roses, les jasmins, les œillets, les glaïeuls et les tubéreuses, ou bien est-ce seulement à cause des jolis visages féminins qu’on y rencontre, surtout le soir, à l’heure où s’ouvrent les théâtres ? La petite ouvrière, qui a peiné toute la journée, se montre alors en toilette de soirée, entre sa mère et son novio. Elle s’offre une place au spectacle, comme les riches : une robe de satinette blanche, une mantille de tulle sur des cheveux blonds, un teint de camélia, de grands yeux languissans et graves, il n’en faut pas davantage pour illuminer la vulgarité de la rue !… Mais il y a encore autre chose dans la physionomie et dans la séduction des Ramblas : elles sont purement catalanes, indemnes de rastaquouérisme et de toute contagion cosmopolite, au rebours de nos Grands boulevards. Et c’est pourquoi encore les Barcelonais se trompent, lorsqu’ils comparent ceux-là à celles-ci. Le touriste même n’y fait pas tache, car le touriste, comme les hiboux, ne hante que les ruines et les villes mortes. Quand on s’assied sur les Ramblas, à la devanture d’un de ces cafés si prodigues de lumières, ou mieux, sur les chaises d’une discrète horchateria, où l’on vous sert des boissons exquises, on n’y assiste point au morne défilé d’une mascarade internationale : on y voit passer un peuple, — un peuple tout entier : artisans, hommes de peine, bourgeois et grands seigneurs ! — et un peuple qui entend rester lui-même !

S’il est incontestable que ce peuple aime la joie, il faut avouer que c’est une joie très spéciale et qui peut-être nous ferait peur, à nous autres Français. En tout cas, la joie, chez les Catalans, semble une institution nationale. La « vida alegre » est un idéal qu’ils poursuivent avec obstination. Certains de leurs écrivains, réformateurs moroses, les en gourmandent. Rien n’y fait. Jouir de la vie, la prendre toujours par le bon côté,