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Mais que dire du « modem ? » Il s’épanouit avec une telle luxuriance, un si tranquille mépris de toutes nos règles et de toutes les habitudes de notre œil, avec une insolence si agressive, que l’on ne sait pas ce que l’on doit admirer le plus, de la sérénité des architectes qui osent de pareilles bâtisses, ou du stoïcisme des propriétaires qui se résignent à subir leurs caprices. Comme je m’en ébahissais devant un Barcelonais, il me répondit, non sans hauteur :

— Que voulez-vous ! Nous autres, nous ne sommes pas comme vous : nous avons beaucoup d’imagination !…

Certes, cela crève les yeux ! Il n’est que de s’arrêter un instant devant tel palais aristocratique, — douloureux produit d’une imagination monstrueuse. On y saisit l’application féroce, impitoyable, d’une esthétique démente qui s’obstine dans son erreur. Je plains les habitans de ces sinistres logis, où la pierre et le métal se combinent pour composer des façades de prisons ou des murs de forteresses. Hérissées de dards, de feuillages, d’artichauts, de lianes en fer forgé, elles épouvantent et repoussent le visiteur comme des coupe-gorge aussi dangereux qu’impénétrables. Il en est d’autres, immenses et très hautes, qui ressemblent à des cavernes de troglodytes, à des antres préhistoriques. Le portail est formé par deux bûches inclinées qui supportent un énorme tronc de chêne, manifestement déraciné par la main d’un géant, contemporain de l’âge de pierre. Les fenêtres, carrées ou rondes, sont des meurtrières ou des sabords, d’où l’on s’attend à voir sortir la crosse d’une arquebuse ou la gueule d’un canon. Mais il est trop facile de s’égayer aux dépens de ces méprises, souvent plus naïves que prétentieuses. Epargnons l’Arc de triomphe du Salon de San Juan et la colonne monumentale de Christophe Colomb. Avec des bouteilles de liqueurs ou des boîtes de conserves, les commis de la maison Potin se livrent quelquefois à des constructions de ce genre, pour l’ornement de leurs étalages et le ravissement de leur clientèle.

Parmi tant d’édifices baroques, il y on a un qui m’attirait, un peu comme le Catoblépas médusait le bon saint Antoine. Oui ! son énormité m’écrase, sa laideur puissante laisse mon jugement tout perplexe. C’est une colossale basilique en construction, qui s’appelle la Sagrada Familia. Glorifier la Sainte Famille dans un quartier d’ouvriers, rappeler ses vertus si éminemment sociales, offrir au peuple une image idéalisée de sa