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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/62

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médiocre, le fermier général Augeard, esprit fumeux, intrigant subalterne, féru de politique, où il se croyait passé maître. Augeard, dès qu’il fut informé du portefeuille vacant, alla trouver sa tante, la marquise d’Annezaga, parente et amie de Maurepas, laquelle avait pour fils le sieur Amelot, intendant de Bourgogne et conseiller d’Etat. Le dit Amelot était d’une nullité notoire ; sa propre mère ne retint pas un sursaut d’étonnement lorsque Augeard prononça son nom pour la succession de Malesherbes : « Mon fils, objecta-t-elle, est-il capable d’être secrétaire d’Etat[1] ? » Il fallut, pour la rassurer, cette considération qu’étant donnée sa parenté avec le conseiller du Roi, Amelot serait bien dirigé et, malgré « son faible génie[2], » ne ferait sans doute pas « plus de sottises qu’un autre. » Le consentement de la marquise arraché non sans peine, Augeard courut endoctriner Maurepas. Nouvelle explosion de surprise : « M. de Maurepas, confesse Augeard, m’envoya presque promener. » Augeard insista néanmoins et tint au vieux conseiller de Louis XVI ce discours plein de sens : « Prenez-y garde, si vous mettez à ce département un intrigant, ou un être systématique comme M. Turgot, il vous fera enrager. Il faut mettre là un homme absolument à vos ordres… Je sais que M. Amelot n’est pas bien fort, mais vous le guiderez, et ce département-là n’est pas la mer à boire. Donnez-lui un bon premier commis. » Ces mots produisirent leur effet. Après quelques hésitations, le Mentor accepta l’idée, se chargea d’arranger l’affaire. La Reine, mise au courant de la combinaison projetée, s’y rallia sans difficulté ; Louis XVI, devant cet accord, ne fit guère plus de résistance. Il fut implicitement convenu que Malesherbes, en se retirant, serait remplacé par Amelot. Maurepas, trop avisé pour être bien glorieux d’un pareil dénouement, s’en consolait par une boutade : « Au moins, bouffonnait-il, on ne m’accusera pas d’avoir pris celui-là pour son esprit[3] ! »

Turgot apprit par la rumeur publique le nom de son futur collègue. Un tel choix, dans un tel moment, lui causa une douleur et une indignation dont on trouve l’expression dans les

  1. Mémoires secrets d’Augeard.
  2. Journal de Hardy, passim.
  3. Allusion aux critiques qui avaient naguère accueilli l’élévation de Miromesnil au poste de garde des Sceaux. — Moreau donne de ce mot de Maurepas une version un peu différente : « Ils doivent être las des gens d’esprit ; nous verrons s’ils aiment mieux une bête. »