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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/63

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lignes brûlantes, et comme jaillies du cœur, que nous a pieusement conservées l’ami auquel s’adresse cette confidence, j’ai nommé l’abbé de Véri. Découragé, peut-être las, du rôle de conciliateur et d’arbitre qu’il remplissait en vain depuis de si longs mois, l’abbé avait quitté Versailles pour se réfugier en Berri, dans une terre de famille. C’est là que lui parvint ce billet de Turgot, daté du 30 avril[1] : « Croirez-vous, mon ami, ce que je vais vous mander, et à quel point vos amis (M. et Mme de Maurepas) vont se faire tort dans l’opinion publique ? Leur choix est fixé sur M. Amelot pour remplacer M. de Malesherbes ! La chose est encore secrète, mais elle perce, au point que je ne l’ai apprise que par le public. Vous imaginez bien qu’on s’est gardé de me faire une pareille confidence… Oh ! si vous étiez ici, vous les décideriez du moins à un choix raisonnable, comme serait celui de M. de Fourqueux. Je n’ose vous dire : changez tous vos projets de voyage ; mais je vous dis qu’il s’agit de l’honneur de vos amis, du repos et de la gloire du Roi, du salut de plus de vingt millions d’hommes pendant tout son règne, et peut-être pendant des siècles ! Car nous savons quelles racines le mal jette dans cette malheureuse terre, et ce qu’il en coûte pour les arracher ! Je vous embrasse, mon ami, dans l’amertume de mon cœur. »

Le même jour, sous le coup de la même émotion, Turgot écrivait à Louis XVI une lettre longue et passionnée, que l’on peut regarder comme son testament politique. Ce document, d’une si grande importance, ne fut longtemps qu’imparfaitement connu. Un historien, quelquefois imprécis, mais généralement véridique, le fameux abbé Soulavie, avait affirmé avoir lu, parmi les papiers de Louis XVI enfermés dans l’Armoire de fer, des lettres de Turgot au Roi, datées du temps de sa disgrâce et lui disant des vérités « dures, terribles, épouvantables. » L’une de ces lettres, raconte-t-il, avait été mise par Louis XVI « dans une enveloppe cachetée du petit sceau royal, grand comme un centime, avec cette inscription de sa main : Lettre de Turgot[2]. » Et Soulavie en cite de mémoire quelques lignes, qui l’ont plus spécialement frappé. C’est cette même lettre dont Véri reçut,

  1. Journal de Véri. — Cette lettre et celles qui suivent ont été jadis communiquées au baron de Larcy, qui les a publiées en 1866 dans l’article du Correspondant auquel je me suis plus d’une fois référé.
  2. Mémoires historiques sur le règne de Louis XVI, par Soulavie.