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l’intention pure d’un ministre intègre, qui ne veut qu’indiquer à son souverain ce qu’il croit être son vrai bien. » Ce résultat, Turgot l’avait d’ailleurs prévu : « La démarche que j’ai faite et qui paraît vous avoir déplu, écrira-t-il au Roi peu de jours après sa retraite, vous aura prouvé qu’aucun motif ne pouvait m’attachera ma place, car je ne m’y serais pas exposé, si j’avais préféré ma fortune à mon devoir[1]. » Louis XVI fut spécialement blessé des attaques dirigées contre le vieux ministre auquel il était attaché et qu’il considérait comme son conseiller le plus sûr. Il eut l’impardonnable tort de trahir le secret réclamé par Turgot et de révéler à Maurepas ce qui n’était destiné qu’au Roi seul, dans la plus intime confidence : « Ne croyez pas, lui souffla-t-il, que M. Turgot soit de vos amis. J’ai la preuve du contraire[2]. » Et il lui lut la plus grande partie de la lettre, « en ne passant que les endroits qui étaient personnels au Roi. » On imagine le ressentiment du vieillard, l’indignation qu’il éprouva pour une conduite qu’il crut dictée par la basse convoitise de le supplanter dans sa place, et qu’il regarda de bonne foi comme la plus noire ingratitude. Dès lors, il n’eut plus qu’une pensée, se débarrasser au plus tôt de ce dangereux collègue, saisir la première occasion pour le jeter hors du pouvoir. Il n’eut pas longtemps à attendre. Le malencontreux épisode dont il me faut aborder le récit allait fournir, à point nommé, le prétexte cherché pour satisfaire à cette rancune.


V

Ce fut aux premiers jours de mai que la « coterie » de Marie-Antoinette apprit l’arrivée à Versailles d’un puissant auxiliaire, le comte de Guines, naguère ambassadeur à Londres. Relevé de son poste, il débarquait à l’improviste, bouillonnant de colère contre Turgot et ses amis. Entre Guines et Turgot, la mésintelligence remontait à un incident qui avait un moment ému l’opinion britannique. Vers la fin de l’année 1775, Turgot, dans son désir d’effacer peu à peu l’effet de la persécution contre les réformés, avait expédié secrètement en Angleterre et en Allemagne

  1. Œuvres de Turgot, avec les notes de Dupont de Nemours.
  2. Journal de Véri.