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des émissaires chargés de « travailler sous main » les protestans français connus pour « les plus riches, les plus industrieux, » et de leur persuader qu’ils pouvaient désormais rentrer dans leur ancienne patrie. A Londres, cette mission échut à « trois abbés, » dont les noms restent inconnus et qui agissaient de concert[1] . La chose, malgré les précautions, finit par transpirer ; elle fut connue du ministère anglais, qui se plaignit au comte de Guines. Sur quoi, l’ambassadeur mandait chez lui les trois abbés, les tançait vertement, puis, sans prendre le soin d’en référer à la cour de Versailles, les réembarquait sur-le-champ et les réexpédiait en France. On devine les suites de l’histoire : profond mécontentement de Turgot, lettres « vives et blessantes » échangées les semaines suivantes entre le diplomate et le contrôleur général, plaintes réciproques au Roi sur les procédés discourtois dont on s’accusait des deux parts[2].

Les choses en étaient là, lorsqu’une nouvelle affaire, d’un caractère plus grave, aviva cette hostilité. Le 1er février 1776, l’ambassadeur d’Espagne en France, le comte d’Aranda, remettait à Vergennes une lettre du prince de Masseran, ambassadeur d’Espagne à Londres. Cette lettre rapportait des confidences étranges faites par le comte de Guines sur l’attitude présumée de la France au cas où la guerre éclaterait, comme il semblait probable, entre l’Espagne et Portugal. Si ces propos étaient fondés, c’était, affirmait d’Aranda, la dénonciation de l’alliance espagnole et la rupture du pacte de famille. L’indignation fut vive dans le conseil du Roi, quand Vergennes y donna lecture de cette pièce. Louis XVI, justement irrité, proposa le rappel de son ambassadeur ; les ministres unanimement approuvèrent cette motion, Turgot, dit-on, avec plus d’empressement et de véhémence que les autres[3]. Il fut convenu que Guines aurait avis de sa révocation et que le marquis de Noailles lui succéderait un peu plus tard. La faute de Guines était si évidente,

  1. Lettre du sieur Rivière au prince. X. de Saxe, du 22 mars 1776. — Archives de l’Aube.
  2. Ibidem.
  3. D’après une lettre de Mme du Deffand, Turgot aurait d’abord chargé Malesherbes de parler à Louis XVI contre le comte de Guines, croyant qu’il aurait mieux que lui l’oreille du Roi, et Malesherbes, cédant à l’ascendant de son ami, se gérait décidé à faire « cette sotte démarche. » (Lettre du 5 juin 1776. — Éd. Lescure.) Il est plus probable que Turgot et Malesherbes tombèrent d’accord pour faire à ce sujet de justes représentations dans le conseil du Roi.