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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/69

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que ses plus chauds amis, dans le premier moment, firent mine de déserter sa cause. Choiseul, son ancien protecteur, le déclarait inexcusable, disait que, si son propre fils eût fait pareille sottise, la seule faveur qu’il demanderait serait « qu’on le mît à la Bastille[1]. »

Cette sagesse, par malheur, fut de courte durée. La coterie de la Reine ne crut pas devoir supporter qu’un de ses membres fût frappé sans que le parti se levât pour prendre sa défense, sans quoi, disait Lauzun à Marie-Antoinette, « il serait impossible aux plus fidèles serviteurs de la Reine de compter sur ses bontés et sur son intérêt. » Un « complot » se forma pour sauver la victime de Vergennes et de Turgot, et la Reine s’y jeta avec une passion singulière, qui désolait le comte de Mercy-Argenteau. « Votre Majesté, écrit-il à l’Impératrice[2], sera sans, doute surprise que ce comte de Guines, pour lequel la Reine n’a ni ne peut avoir aucune affection personnelle, soit cependant la cause de si grands mouvemens. Mais le secret de cette énigme consiste dans les entours de la Reine, qui se réunissent tous en faveur du comte de Guines. Sa Majesté est obsédée… On parvient à piquer son amour-propre, à l’irriter, à noircir ceux qui, pour le bien de la chose, veulent résister à ses volontés. Tout cela s’opère pendant les courses et autres parties de plaisir. »

Guines, resté à son poste jusqu’à l’arrivée de Noailles, attisait habilement le feu. Il adressait lettre sur lettre au Roi, demandant à se justifier, réclamant « une confrontation » avec ceux des ministres qu’il dénonçait comme ses ennemis, le prenant de si haut, que Louis XVI, devant cette audace, commençait à faiblir et que Vergennes avait beaucoup à faire pour maintenir chez son maître un semblant d’énergie. « Si Votre Majesté, écrivait-il au Roi[3], daigne se rappeler que c’est par son commandement exprès que j’ai annoncé au comte de Guines son rappel, Elle sentira que la seule explication que je puisse avoir avec lui est de lui dire ingénument qu’il a été rappelé parce que Votre Majesté m’a ordonné de le faire… Il s’agit bien moins, ajoutait-il, de la justification du comte de Guines que de jeter

  1. Mémoires du duc de Lauzun.
  2. Lettre du 16 mai 1770. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  3. Correspondance de Vergennes avec Louis XVI. — Archives nationales, K. 164.