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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/777

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obligé de se remarier et qui se rend à la ville pour y publier ses bans[1]. Le chemin passe à travers des pâturages marécageux et des prés salés où le vent s’amuse. Une légende prétend que les habitans du hameau de pêche sont si riches qu’ils pourraient le couvrir sur toute sa longueur de belles pièces d’argent. Au souvenir de cette légende, la fantaisie de la conteuse appareille et s’élance, pavoisée de flammes légères. « Le charme étrange que cela donne au sentier ! Brillant comme le ventre d’un poisson, tout en écailles blanches, il serpenterait entre les touffes de careiche et les flaques d’eau d’où monte le coassement mélancolique des rainettes. La pâquerette qui décore cette terre abandonnée de l’homme se mirerait sur des monnaies polies, et, de leurs épines tendues, les chardons les protégeraient. Quelle résonance y prendrait la voix du vent quand il joue dans les tiges de roseaux et dans les fils du téléphone !… » Le passage est d’une vivacité et d’une fraîcheur salines. Nous emboîtons allègrement le pas du vieux Mattson. Mais il sait la légende aussi bien que nous ; et, si Selma Lagerlöf jette au milieu de son récit cette jolie strophe lyrique, ce n’est pas uniquement pour son plaisir. Elle ne fait que traduire la songerie confuse du bonhomme, « qui eût sans doute éprouvé quelque douceur à poser ses lourdes bottes de mer sur de l’argent sonore. »

Je définirais volontiers sa fantaisie une sympathie délicieusement agile. Elle s’insinue dans les cœurs les plus noués, dans les esprits les plus durs, comme dans les choses les plus vulgaires, et les échauffe jusqu’à en volatiliser la poésie secrète. Elle n’a point d’ironie ; mais elle se permet l’humour qui se distingue de l’esprit en ce qu’il n’implique de notre part aucune supériorité sur ceux dont nous nous égayons. Son humour est à base de gravité morale. Les infirmités du cœur humain n’excitent pas plus sa verve que les infirmités du corps. Mais elle sourit des ridicules qui sont comme les ombres de nos vertus ; elle en croque les gestes fantasques et l’allure bizarre sur la route qu’éclairent tour à tour l’honnête soleil et le malicieux clair de lune.

Ce qu’elle aime surtout, c’est le contraste si suédois de la mobilité de la vie dans l’immobilité des vieux usages. Les rites où, depuis des centaines d’années, les paysans canalisent leurs

  1. Le Portrait de la Mère (Liens invisibles).