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très savante du paysage. Mais la nature continue d’agir en elle et de se mêler indissolublement à tous ses sentimens et à toutes ses pensées. Les bois, les eaux dormantes, les vents, les fleurs, les pierres sont la trame éternelle où courent ses rêves. Elle ne peut les en séparer et ne s’arrête point à la décrire. J’ai visité les communes dalécarliennes et vermlandaises qui furent le théâtre de ses principaux personnages ; et j’ai senti fortement qu’ils n’avaient pu vivre que là. J’en reconnaissais les paysages pour les avoir vus renversés dans le miroir de leurs songes. En ce sens, sa fantaisie, toute personnelle qu’elle soit, le serait moins que l’imagination de George Sand et de nos Romantiques qui s’écartent à chaque instant du groupe de leurs créatures et jouissent seuls, en poètes et en peintres, des acculons de la route. Selma Lagerlöf ne le fait presque jamais. Il n’existe à ses yeux aucune démarcation tranchée entre le monde conscient et le monde inconscient. L’homme et la nature échangent perpétuellement des reflets et des signes. « A travers l’espalier des roses grimpantes, j’apercevais le petit lac qui reposait et clignotait vers le soleil. Il était trop petit et trop bien encadré pour se gonfler en vraies vagues ; mais, à chaque frisson sur sa face grise, des milliers d’étincelles jaillissaient et scintillaient comme si ses profondeurs étaient remplies d’un feu qui ne pouvait s’échapper. Notre vie d’été lui ressemblait, tranquille, immuable ; mais, au moindre petit coup de vent, quel scintillement et quel éclat[1] ! » Ce n’est ici qu’une comparaison ; mais cette continuelle et instinctive assimilation de nos sentimens et des aspects de la nature justifie le titre de Liens invisibles que porte un de ses recueils, et finit par nous pénétrer d’une sorte d’animisme universel où la pensée devient un paysage et le paysage une pensée. Je ne connais pas d’auteur Scandinave qui ait rendu d’une manière aussi vivante et aussi spontanée les intimes relations de l’esprit et des choses.

Cependant elle semble souvent, et jusque dans ses récits les plus graves, s’abandonner à des souvenirs personnels et au caprice de sa rêverie. Mais elle s’est si profondément identifiée avec ses personnages qu’alors même qu’elle parle en son propre nom, ce sont encore leurs idées qu’elle exprime et leurs obscures sensations. Voici un vieux pêcheur qui, à la suite d’un rêve, se croit

  1. Parmi les Roses grimpantes (les Liens invisibles).