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seulement d’une lucarne qui donnait sur la salle commune. La jeune fille y entre aussi doucement et silencieusement que dans la tombe. « Elle resta là toute la journée, ne parla à personne, ne toucha pas à la nourriture placée devant elle. On n’entendit aucun bruit de vaisselle. Chaque fois que l’hôtesse tendait sa main vers la lucarne, elle recevait des plats, des gobelets et des tasses absolument nets ; mais, quand elle les prenait, ils étaient si glacés que la chair de sa main en semblait entamée. Elle frissonna et se dit : « C’est comme si je les prenais de la main même de la mort. » Ce spectre glacial, incolore et charmant, qui rôde dans le réalisme pittoresque d’un petit port danois du XVIe siècle bloqué par les glaces, et qui frôle des bourgeois cossus, des pêcheurs en guenilles et des grands seigneurs aux pourpoints bouffans et aux chapeaux à plumes, me produit à la longue une indéfinissable impression de malaise et d’angoisse. Je ne voudrais pas écraser Selma Lagerlöf sous des comparaisons ambitieuses ; mais j’éprouve quelque chose de semblable devant le Christ des Pèlerins d’Emmaüs où Rembrandt, selon l’expression de Fromentin, a rendu ce je ne sais quoi d’un vivant qui respire et qui, certainement, a passé par la mort. D’ailleurs, pourquoi reculer devant ces rapprochemens lorsqu’ils nous aident à classer les esprits en de grandes familles ? On peut appliquer à la fantaisie de la romancière Scandinave ce que le même Fromentin disait du clair-obscur chez le peintre hollandais, « qu’il ajoute un attrait aux beautés morales et donne une grâce aux spéculations de la conscience. »

L’art dont Selma Lagerlöf évoque les morts et les fantômes ne lui est point inutile quand elle nous peint les âmes qui, dans leurs crises, sont, elles aussi, pleines de tombeaux entr’ouverts et de revenans mélancoliques ou impérieux. A la lueur des mots qui sont alors échangés, les traits du caractère se détachent comme des arêtes de montagne au milieu du brouillard. Nous devinons la masse de sentimens, de réflexions, de douleur et d’instinct qui sont en dessous et que nous n’avons pas besoin de mesurer plus distinctement. En voulez-vous un exemple ? L’enfant des Sander vient de mourir[1]. C’est l’heure du déjeuner. Le maître de forges est assis dans sa salle à manger où il mange seul, selon son habitude. Sa femme est là qui pleure. On parle

  1. L’Epitaphe (les Reines de Kungahalla).