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mêle, avec un tact infaillible, les traits précis qui stimulent notre faculté créatrice aux traits, généraux et volontairement vagues qui lui permettent de s’exercer. Ce mélange d’exactitude et d’indécision, ces coups de lumière dans un crépuscule vaporeux, font d’elle une puissante évocatrice de fantômes. Lorsque Sigrid la Superbe aborda à la cour du saint roi Olaf, tous les dieux du paganisme Scandinave y rentrèrent avec elle. La nuit de son arrivée, le passeur d’Elfbacken fut plus occupé qu’il ne l’avait jamais été. Coup sur coup, on le hélait de l’autre rive : il y allait et ne voyait personne ; mais il entendait des pas autour de lui, et son embarcation s’emplissait au point qu’elle menaçait de couler. C’étaient les Lutins et les Gnomes qui revenaient en Norvège. L’œuvre de Selma Lagerlöf est comme le bac de son passeur d’Elfbacken, chargée d’invisibles et de revenans que nous entendons glisser et dont nous sentons le poids sur notre cœur. Lorsqu’ils prennent une figure, rien à mon avis ne surpasse dans ces récits leurs surprenantes apparitions. Selma Lagerlöf les revêt d’une chair qui n’est plus qu’une pâleur phosphorescente ; elle leur prête des mouvemens aussi précis que les nôtres, mais qui en diffèrent par leur silence et leur flexibilité ; elle nous donne la sensation de l’air impalpable et froid qui les enveloppe. Et ce n’est point par des mots qu’elle obtient ces effets ; c’est uniquement par ta persistance et la sincérité de sa vision.

Sa longue nouvelle, L’Argent de Monsieur Arne, dont les premières pages sont remplies d’une mystérieuse épouvante, nous raconte l’histoire d’un assassin aux pas duquel s’attache l’ombre de la jeune fille qu’il a égorgée, une ombre transparente et grise qui flotte le long des chemins de neige et qui se penche vers lui comme pour lui parler à voix basse. Elle le suit partout, sans haine, sans désir de vengeance, mais obligée de le faire, avec la lassitude d’une âme épuisée et altérée de sommeil. Quelle admirable trouvaille, qui individualise un fantôme ! L’idée de cette morte, ne poursuivant son meurtrier que pour obéir à une loi plus forte que lui et plus implacable qu’elle, nous saisit par son étrange beauté. C’est ainsi qu’on rajeunit de vieilles histoires. Un matin, l’hôtesse de la taverne, où le misérable fréquente, voit à sa porte une jeune fille en robe grise, les yeux baissés, les bras serrés autour du corps, les traits fins et diaphanes comme le cristal, et qui lui demande de servir chez elle. L’hôtesse la conduit dans une petite pièce éclairée