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voient autour d’eux, à leurs pieds ou sur leur tôle, contient de poésie mystérieuse, et mérite leur amour, et réserve à leur fantaisie d’intarissables richesses. Selma Lagerlöf est comme le gardien légendaire du mont Kullen qui, certains jours, laisse la montagne s’ouvrir et en découvre aux yeux des passans les veines d’argent et d’or. J’envie pour les écoliers de France un livre conçu dans cet esprit et que sa valeur littéraire rende du soir au lendemain parfaitement classique. Mais je doute un peu qu’il reçût l’approbation de nos illustres pédagogues. Nous élevons la jeunesse dans le goût des vérités tangibles. Nous ne voulons pas en connaître d’autres. Que nous sommes austères ! La science, j’entends la science officielle, a dressé ses batteries autour de nos écoles primaires et de nos collèges. Défense aux oiseaux d’argile de parler et de s’envoler ! Il est nécessaire et hautement moral que l’enfant sache tout de suite qu’ils ne sont que de la poussière inanimée et de quoi cette poussière est faite. On traite l’imagination en ennemie, car elle a créé les dieux, paraît-il, et elle pourrait y revenir ou en créer encore. Mais elle se rit de ses iconoclastes en les forçant, sur le champ de bataille où ils la combattent, d’ériger cette monstrueuse et puérile idole qu’ils nomment l’Infaillible Raison.

Si Selma Lagerlöf choisit ses personnages de préférence parmi les paysans, les pêcheurs, et les petits de ce monde, c’est précisément parce qu’ils ont conservé plus intacte la faculté de croire et de projeter sur la réalité les rayons colorans de leur fantaisie. Elle écrit aussi pour des gens que presque rien ne distrait de leur solitude et que tout ramène aux sortilèges de la vie intérieure. J’ai interrogé plus d’un habitant de ces déserts du Nord et de ces bourgades dispersées à travers la forêt et la plaine. Ce qu’ils redoutent aux approches de l’hiver, c’est bien moins la tempête et les grands froids que l’inexorable isolement, la monotonie des jours si peu distincts des nuits, le brouillard d’ombre qui s’infiltre jusqu’à leur âme et, l’une après l’autre, en éteint toutes les lumières. Passe encore s’ils ont une famille ou si, de temps en temps, un mendiant nomade vient frappera leur porte. Mais la vieille Agneta de Selma Lagerlöf restait seule et vivait au flanc d’une montagne dont la neige blanchissait les crevasses et les dents pointues[1]. Comme il n’y avait personne

  1. La Vieille Agnela (Liens invisibles).