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sur la vaste terre à qui sa vie pût donner de la joie, son cœur s’engourdissait, et son esprit s’épouvantait à l’idée que les damnés, suivant une ancienne croyance, enduraient leur supplice sur les glaciers éternels qui surplombaient sa cabane. Mais un jour elle a vu leurs ombres infatigables chassées et torturées par le vent ; et la compassion l’a envahie pour ces pauvres morts qui ne demanderaient qu’un peu de chaleur. De l’instant où ce sentiment est entré dans son âme, l’horreur de la solitude en est sortie. Elle filait péniblement à la quenouille sa vie quotidienne. Désormais elle doublera sa tâche avec allégresse, afin de pouvoir entretenir, durant toutes les nuits, dans la première pièce de sa maison grande ouverte, le feu des trépassés. Superstition grossière, dirait la Raison, inutile charité ! Il n’y a pas de charités inutiles. Ce sont ces feux-là qui attiédissent la froide atmosphère du monde. Entre l’âme de la vieille Agneta, qui triomphe de son épouvante et qui s’exténue à soulager les damnés, et celle d’un martyr de la science qui s’est dévoué au bien de l’humanité, avons-nous le droit d’établir des degrés de perfection ? Qui sait si le martyr de la science n’a pas obéi à des visions aussi chimériques que la superstitieuse bonne femme du fjell suédois ?

Les solitaires ne sont pas les seuls pour qui l’illusion soit aussi nécessaire que le pain de chaque jour. D’ailleurs, on rencontre dans la société des hommes des solitudes aussi effrayantes que sous les forêts et au pied des montagnes. L’Impératrice Marie-Thérèse est venue visiter les Flandres Occidentales et le pauvre peuple des dunes[1]. Toute la journée, elle a vu des ports ensablés, des marais mal desséchés, des cabanes déchiquetées par la tempête, des églises englouties. Les hommes découragés n’osent plus braver les flots, tant ils ont peur que leur naufrage n’entraîne la ruine irrémédiable de leur famille. L’un d’eux fait-il un héritage ? Il abandonne les travaux commencés pour ne pas y aventurer son cher argent. Découvre-t-on un banc de morues ? Ceux qui l’ont découvert, d’amis qu’ils étaient, deviennent ennemis acharnés. L’Impératrice comprend qu’il leur faudrait quelque chose sur quoi compter, et qui ne s’épuisât pas, et que nul ne pût découvrir. Elle les réunit et leur annonce qu’elle a décidé de leur laisser son trésor à la

  1. Le Trésor de l’Impératrice (les Reines de Kungahalla).