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jamais appuyée sur la réalité, ni inspirée d’un véritable amour. L’aventure finit dans la brume d’une vie qui sombre. Comme toujours, le héros français, comparé au héros suédois, garde l’avantage de la sociabilité. Il n’y a point de trébuchet où saignent les âmes dans les mirages de notre Tartarin ! La galejade, en émigrant vers le Nord, ressemble au coucou des superstitions Scandinaves qui, après avoir chanté le printemps, se métamorphose, aux premiers froids d’automne, en épervier sinistre.

Certes, l’imagination est redoutable quand on s’abîme en elle et qu’on se désintéresse de tout ce qui n’est pas soi ! Plus que le bonheur, le malheur doit craindre l’égoïsme. Mais que faire contre le désespoir où nous jette la mort d’un être aimé ? Que direz-vous à cette jeune femme qui vient d’apprendre le naufrage du mari qu’elle adorait[1] ? Elle erre le long des remparts démantelés de Visby, son étrange ville natale, une ville tout en ruines, aussi belle qu’une nuit de tempête, aussi sauvage et aussi muette que si les débris en avaient émergé du fond de la mer où dorment les villes englouties et les marins noyés. Lui direz-vous comme les cloches de la cathédrale qu’elle entend sonner : « Tu es ici dans la ville du souvenir. Nul n’a besoin d’endurer la souffrance. Apprends des pierres elles-mêmes à écarter la réalité. » Mais ce n’est pas impunément qu’on s’évade de la vie réelle. Le rêve qui nous isole est un mauvais rêve où la folie se tient embusquée. Ne trichons pas avec la douleur. N’en faisons ni une vanité morbide, ce qui est abominable, ni un refuge chimérique en dehors de l’espace et du temps. Il ne faut pas plus nier la mort qu’oublier les morts. Si l’idée de la douleur nous terrifie, c’est que nous ignorons ce que renferme la douleur et ce qu’elle développe en nous d’énergie morale et de pitié pour les autres. Nous ignorons ce que Lamartine appelait sa vertu divine.

Savez-vous comment la jeune veuve de Visby a été sauvée de la démence qui rampait dans son ombre ? Les flots ont apporté au rivage un petit coffre où son mari déposait les lettres qu’il lui écrivait chaque jour et qu’il ne pouvait lui envoyer. Comme elle refusait de les lire pour ne pas déranger les plis du songe irréel où elle avait roulé son âme, sa mère irritée les a jetées au

  1. Dans Vineta.