Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/794

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

feu. Ah, quel cri ! Le cri d’une hypnotisée qui sort de sa léthargie sous la morsure d’une souffrance aiguë ! Tu ne fermeras plus les yeux à la réalité. Tu ne diras plus que ton mari n’est pas mort. La flamme qui consume ses dernières paroles t’a enfin éclairé son cadavre. Tu verseras des torrens de larmes à la pensée que jamais, jamais, tu ne connaîtras le contenu de ces lettres. Mais tu leur dois plus que leur lecture ne t’eût donné, plus qu’il n’eût osé l’espérer lui-même s’il avait eu, en les écrivant, le pressentiment de sa fin prochaine. Le vent qui en balaie les cendres t’ouvre le chemin des rêves illimités et sains ; car maintenant, tu vas passer d’innombrables heures à les reconstituer dans ton imagination ; et tu seras bien forcée d’échapper à toi-même pour entrer dans la pensée du mort. Il te souviendra qu’il aimait son équipage et qu’en prévision d’un naufrage il a dû te recommander les enfans, les femmes, les parens de ses matelots. C’était « un homme de la vie, » lui ! Tous les nobles mouvemens qu’étouffait ton cœur trop lâche pour accepter l’épreuve, tu en liras l’expression impérative dans les flammes de ton foyer. Et l’on pourra dire de toi ce que Selma Lagerlöf dit d’une de ses autres héroïnes, d’une mère qui a perdu son enfant : « Le chagrin qu’elle craignait tant jadis n’est pas ce qu’elle supposait… Le chagrin, c’est de pénétrer dans l’être intime du disparu, de le comprendre enfin ; et ce chagrin-là est pour elle une richesse. »

Ces derniers mots achèvent de nous préciser la philosophie de Selma Lagerlöf. Jamais l’optimisme suédois n’a plus tendrement étreint la vie humaine. Dans chaque page qu’elle écrit, elle se donne à nous. Son œuvre n’est que le don multiplié d’une âme. A-t-elle souffert ? Ressemble-t-elle au personnage de son Roi déchu, qui a reçu de sa souffrance cachée la faculté merveilleuse d’émouvoir les cœurs, en la faisant parler, gémir, et pleurer dans les créations de sa fantaisie ? « Il livrait son secret et tout de même ne le livrait pas. » Elle ne nous livrera pas autrement les siens, s’il est vrai, comme elle en est persuadée, qu’on n’a plus rien à dire aux hommes lorsqu’on n’a plus rien à leur déguiser et que la douleur sans pudeur ne nourrit pas le génie. Elle élargit tous nos sentimens, soit par le mystère dont elle les remplit, soit par les échos infinis qu’ils répercutent en nous. L’amour se glisse dans l’âme d’une jeune fille, « avec le froissement et le bruissement furtif d’un Troll qui