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beys, véritables seigneurs féodaux, et elle est cultivée par des familles de colons dont le chef répartit les besognes agricoles et pastorales entre les membres. L’autorité appartient à un conseil de chefs de famille qui rendent une justice arbitrale en se conformant aux coutumes. Deux curés mirdites ont recueilli, il y a quelques années, les coutumes de leurs tribus[1]. On y trouve la pratique du levirat qui existait chez les Hébreux, c’est-à-dire l’obligation pour le frère d’épouser la veuve de son frère mort sans enfans ; la preuve faite devant le tribunal arbitral par serment des parties, assistées de cojureurs ; la fraternité factice, institution complémentaire de la paternité adoptive ; enfin et surtout la « vengeance du sang, » avec le système des compositions comme dans l’ancien droit germanique. La pratique régulière, obligatoire, des vendettas, tient une très grande place chez les Arnaoutes et exerce une influence souveraine sur leur vie et leurs mœurs. Le sang versé ne s’efface que par du sang ; celui qui a un meurtre à venger est déshonoré, tant qu’il n’a pas tué le meurtrier ou un homme de sa famille ou de sa tribu ; mais dès qu’il a « repris le sang, » il devient un héros que l’on honore et dont on célèbre la vaillance jusqu’à ce qu’il tombe lui-même victime de la même loi de talion ; et ainsi, de « sang » en « sang » et de vengeance en vengeance, les deux familles, les deux tribus s’exterminent jusqu’à ce que quelque autorité respectée, généralement les prêtres, impose la « bessa, » liquidation générale des vendettas par paiement de compositions en argent par les familles des meurtriers. On présume que 70 pour 100 des hommes, en Albanie, périssent de mort violente.

On voit tout ce qu’un pareil régime peut entraîner de désordres et d’insécurité et quel parti des maîtres adroits en peuvent tirer. C’est en exploitant ces haines invétérées de famille à famille, de tribu à tribu, que les Turcs ont obtenu de l’Albanie une obéissance relative. Tosques contre Guègues, chrétiens contre musulmans, Arnaoutes contre Hellènes et Serbes, l’histoire de l’Albanie est remplie de ces luttes qui divisent les indigènes pour le plus grand profit de l’Osmanli. Dans cet émiettement de la race et dans ces querelles intestines s’usent les énergies du peuple albanais ; mais vienne un péril commun, l’unité se fera, les divergences seront oubliées, les vendettas suspendues : une nationalité albanaise apparaîtra.

  1. Voyez Dareste. Les anciennes coutumes albanaises. Extrait de la Nouvelle Revue historique au Droit (Larose, éditeur).