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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/914

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murs, quelque porte monumentale, diront seuls à la postérité ce que fut la splendeur de ce monastère.

L’une des dévastations les plus lamentables fut la ruine de Cluny. La perte de l’église, la basilique de Saint-Hugues, qui était de proportions immenses et, avec ses tours, ses cinq nefs, ses trois cents vitraux, un véritable chef-d’œuvre de l’architecture bourguignonne, une gloire pour la France, doit surtout laisser d’amers regrets. Les témoins oculaires nous ont laissé le récit de ce vandalisme qui enrégimente jusqu’à deux cents démolisseurs, abat les statues, tes tableaux, les croix, ravage les chapelles, descend péniblement les cloches de leurs hauteurs sublimes, recule devant l’opposition sourde de l’opinion pour reprendre après l’accalmie son œuvre sauvage. On nous dépeint archives, chartes, bulles des papes, documens sacrés que l’on conservait avec un soin jaloux depuis des siècles, parchemins précieux, missels enluminés avec le dévouement, la patience de la sainteté et quelquefois l’inspiration du génie, tout cela gisant pêle-mêle à terre, et foulé par le passant, par l’indifférent visiteur, avec les grossiers débris qui tombent des murailles ; à la longue, les quatre murs s’effondrent eux-mêmes avec fracas, par suite de l’indifférence d’un gouvernement pourtant réparateur qui n’a pas trouvé quelques milliers de francs pour désintéresser les démolisseurs. Pour perpétuer la mémoire de cet attentat, des vestiges de la grande abbaye sont restés sur les demeures qui naquirent d’elle. Dans d’humbles maisons, des parchemins employés aux plus vils usages, que le flot destructeur y apporta, et jusque sur de pauvres murs de ferme ou de grange, des pierres sculptées, des chapiteaux, racontent au passant ce que fut la splendeur artistique de Cluny, la pillerie des habitans et la frénésie de la Révolution. C’en est fait. A la ruine des âmes que nous avons constatée dans tant de monastères célèbres, viennent de s’ajouter les ruines matérielles et des démolitions furieuses. C’est au point que le voyageur a aujourd’hui de la peine à trouver l’emplacement d’abbayes illustres dont l’histoire a traversé les âges. Il semble que la Révolution ait voulu ensevelir à jamais l’ordre monastique sous les décombres des murs qui l’avaient abrité pendant des siècles.


A. SICARD.