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pareil objet, lorsque c’était d’argent que j’avais besoin ? » Quant à la « bibliothèque » confiée à sa garde, on ne saurait imaginer les ennuis perpétuels qu’elle lui valait. D’abord, un bon nombre des armoires n’avaient plus de clefs ; en second bleu, le Roi et tous ses amis s’étaient accoutumés à venir prendre des volumes au hasard, ce qui dépareillait toutes les séries ; enfin, une commission nationale réclamait à Reverdil le catalogue des ouvrages de la bibliothèque, tandis que l’infortuné ne parvenait point à obtenir une table pour y dresser ses listes, ni des chandelles pour l’éclairer durant son travail. Cette question des « chandelles, » notamment, était une occasion continue de querelles et d’embarras pour le bibliothécaire du roi de Pologne. Aussi comprendra-t-on le soulagement que reflète l’amusante confession de Reverdil lorsque, après vingt ans de cette vie misérable, un riche négociant américain lui propose d’entrer à son service comme secrétaire. « Dorénavant, en tout cas, je touche des gages, et pourrai vivre d’eux ! » nous dit-il, visiblement un peu effaré de la perspective d’être admis à « toucher » autre chose que de belles promesses, et de ne plus se trouver réduit à « vivre de l’air du temps, » en compagnie des ex-favorites de son royal patron et ami.


Encore cette incapacité foncière de Stanislas à avoir de l’argent est-elle alors, je le crains, une faiblesse trop communément « polonaise » pour qu’on ait le droit de la lui reprocher comme un défaut personnel ; et sa réputation ne serait point ce qu’elle est, si l’histoire de sa vie ne renfermait que des traits pareils à ceux que nous font voir ses relations avec Reverdil. Par malheur, il y avait en lui d’autres faiblesses, autrement fâcheuses. « Ma position est si terrible que je suis obligé de sacrifier l’honneur au devoir ! » Maintes fois cet aveu singulier se rencontre dans ses lettres à Mme Geoffrin : et c’est un aveu que n’auraient point fait les Polonais même les plus insolvables des générations précédentes, avant que la « philosophie » eût instruit les hommes à mettre le « devoir » au-dessus de l’« honneur. » Aussi bien, me semble-t-il que les historiens n’ont jamais suffisamment exposé la part de responsabilité qui revient à la « philosophie, » dans les fautes comme dans les quelques mérites très réels du dernier roi de Pologne.

Non pas que celui-ci ait donné autant de satisfaction à ses anciens maîtres parisiens que ses illustres rivaux en libre pensée, Catherine de Russie et le Grand Frédéric : hélas ! il n’avait pas les mêmes moyens de les satisfaire, qui consistaient à leur offrir, en hommage, d’abondantes pensions. Il n’y a pas jusqu’à l’expédition, toute