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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/938

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yeux. Il est entouré d’espions qu’on l’oblige à garder près de lui. Complètement dépourvu d’argent, il ne vit que de la générosité de l’ambassadeur russe, avec la perspective continuelle de mourir de faim, si sa conduite a le malheur de déplaire à ce personnage. Et ainsi la farce monstrueuse se poursuit, jusqu’au jour où l’ambassadeur, en menaçant d’exiler tous les membres de la Diète et de confisquer leurs biens, obtient enfin qu’ils paraissent eux-mêmes proposer et effectuer, sous la conduite de leur roi, le démembrement de leur patrie.

En 1794, Stanislas continuait de régner sur ce qui restait de l’ancienne Pologne : mais personne, désormais, ne s’apercevait plus de son existence. Lorsque la nation entière se souleva, pour tenter un suprême et magnifique effort, lui seul ne se rendit aucun compte de ce qui se passait autour de lui : tout au plus dut-il comprendre qu’il aurait très probablement été fusillé ou pendu, en compagnie de plusieurs autres Polonais trop amis de la Russie, si le dictateur Kosciusko n’avait daigné le prendre sous sa protection. Et puis, quand Souvarof eut noyé le glorieux soulèvement dans des flots de sang, le misérable roi reçut définitivement de Catherine l’ordre d’abdiquer, la Pologne ayant dorénavant cessé d’être un royaume. Il pleurait si fort, en signant son abdication, et sans doute se tenait si solidement attaché à son trône que le prince Repnine fut forcé de le prendre dans ses bras pour l’en faire descendre. Depuis lors, successivement à Grodno et à Pétersbourg, l’ex-roi ne fut plus qu’un corps sans âme, tâchant à tuer ses heures dans de longues lectures de ses maîtres les « philosophes, » entrecoupées de non moins interminables parties de billard. Et l’on raconte que, au moment où une attaque d’apoplexie vint l’achever, à soixante-six ans, le 12 février 1798, il avait commencé à essayer d’une distraction nouvelle, pour se consoler de la perte de sa chère couronne : toute la semaine précédant sa mort, il avait travaillé à dresser enfin un catalogue de sa bibliothèque, — ce catalogue qui naguère, pendant vingt ans, avait été l’angoisse et le cauchemar du bon Reverdi !


T. DE WYZEWA.