Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/141

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

théologiques, elles attachaient peu de prix à l’élément intellectuel de la croyance religieuse. Tel fut Bismarck : ce qu’il attendait de la foi, et ce qu’il y trouvait, ce n’étaient pas des affirmations dogmatiques, prétexte à disputes qui tout de suite lui devenaient odieuses : c’était une assise et un renfort pour son énergie. Il y eut de longues périodes durant lesquelles, chaque soir, en lisant des écrits comme les Pensées pieuses des frères Moraves, il avivait en son âme ce genre de foi dont il savait avoir besoin. Mais les deux communions annuelles, et les prêches extrêmement rares qui l’amenaient au temple, comptaient pour peu de chose dans la vie de son âme.

Un Guizot, un Gladstone, aimaient à la fois le Christ et leur Eglise ; l’idée d’une société religieuse obsédait ces deux hommes d’Etat ; ils se plaisaient, lorsqu’ils priaient, à entendre d’autres voix accompagner et soutenir la leur ; et dans la communauté chrétienne, ils admiraient avec un pieux attachement l’essor d’un beau chœur d’âmes, se prêtant une aide mutuelle pour mieux atteindre Dieu. Jamais homme ne fut plus inaccessible que Bismarck à de telles impressions ; jamais piété ne fut plus solitaire ; jamais enfin chrétien ne sentit moins profondément la nécessité réelle d’une Eglise, puisque, en fait, l’Eglise protestante de Poméranie n’avait joué aucun rôle dans sa conversion ; et puisque, sans elle, à l’écart de ses ministres, il était revenu au Christ. « Bismarck s’occupe beaucoup plus des choses religieuses, disait en 1881 le comte Stolberg, que bien des gens qui en parlent à profusion. Mais la compréhension de l’Eglise organisée lui fait complètement défaut ; il n’attache pas de valeur à l’organisation extérieure de l’Eglise. »

A la suite de Luther et de Spener, de Goethe et de Schleiermacher, l’Allemagne contemporaine range parfois Bismarck parmi les « éducateurs religieux » du peuple allemand. Voilà certes une éducation dont Bismarck ne se préoccupa guère : il aimait le Christ comme les Juifs aimaient Jehovah, Dieu fort et qui fortifiait ; et cette conscience « élue » ne songeait guère, non plus que le peuple élu, à rayonner autour d’elle. In trinitate robur, lisait-on sur ses armoiries comtales. La Trinité, pour lui, c’est le Dieu force. Il fallait qu’en Bismarck ce Dieu régnât pour qu’ensuite, par Bismarck, l’empereur Guillaume régnât : l’accomplissement du devoir patriotique par Otto de Bismarck exigeait un surveillant et un garant ; et telle était, aux yeux du