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rien. Leurs travaux, souvent considérables, sont comme des explosions d’énergie solitaire et silencieuse. Il n’en sort point de lumière rayonnante. Les meilleurs d’entre eux ne se communiquent pas.

Cette timidité mélancolique, dont s’exaspère parfois une ambition d’autant plus âpre qu’elle est sûre de rester inassouvie, provient, en grande partie, du désaccord entre leurs aspirations au cosmopolitisme et le sentiment de leur pauvreté. Ils craignent tout ce qui ressemble à un désir d’attirer l’attention. Comparez leurs explorateurs aux explorateurs américains ou norvégiens, et leurs hommes de lettres, j’entends les plus célèbres, à cet encombrant Bjornson qui, chaque fois qu’il se déplace, en avertit l’Europe, comme si ses déplacemens risquaient de provoquer des raz de marée ! Les Suédois ont horreur de la publicité ; mais ils souffrent de demeurer obscurs. J’ai été stupéfait de constater l’ignorance où sont les Norvégiens et les Danois de ce qu’on écrit et de ce qu’on pense en Suède et à Upsal. Georges Brandès, lui-même, me parla de cette ville solennelle comme il eût fait d’une Thulé des Brumes. Ils ont l’appétit des pays étrangers, du train qu’on y mène, de toutes les commodités et de tous les luxes. Heidenstam a raison quand il nous dit qu’ils sont plus difficiles pour le tabac que des pachas de Stamboul. Comme je m’étonnais près d’une marchande d’Upsal qu’elle n’eût point les cigarettes que je lui demandais, je n’oublierai jamais l’air dédaigneux dont elle me répondit : « Personne n’en veut ; elles sont suédoises. » Et Heidenstam n’a pas tort, quand il ajoute : « Des grands seigneurs ne jugeraient pas plus sûrement le bouquet d’un cognac, que deux pauvres Suédois endettés qui viennent de quitter le toit paternel. »

Mais, ce cognac, ce n’est point dans leur patrie qu’on le distille. Leur fierté nationale, qui revêt la rigidité d’une consigne, laisse dans leurs cœurs des espaces inoccupés où grandit le désir d’échapper à la vie suédoise. Ils sont fiers d’être Suédois, et nous les en approuvons. Mais qu’est-ce qu’un Suédois ? La Suède a-t-elle sa civilisation propre, sa philosophie, son art, sa littérature ? Les courans étrangers qui s’y répandent ne menacent-ils pas sans cesse de la submerger ? Ses enfans sont-ils constamment et continûment eux-mêmes ? Leur développement s’opère-t-il du dedans au dehors, ou ne suit-il que la ligne brisée des influences exotiques et des engouemens passagers ? Tribu