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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/441

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d’individus. Là où nous ne tenons compte que des causes générales, il y a encore le produit de rivalités intimes, de jalousies, de haines personnelles. Et ce sont précisément ces questions de personnes qui passionnent le conflit des intérêts et en rendent impossible la solution pacifique. C’est ce que M. Bourget a très bien vu. C’est pour cela qu’il a joint à un drame de classes un drame de famille, et pour cela qu’il a mêlé à son étude sociale une de ces histoires d’amour qu’on est toujours assuré de côtoyer dans la vie. La merveille est d’avoir si parfaitement mêlé les deux élémens, en sorte que l’un et l’autre s’influençant sans cesse, l’élément humain et l’élément social soient en continuelle action et réaction.

Dès le début du premier acte, nous sommes avertis qu’il y a de l’orage dans l’air, et qu’une crise se prépare. Des ouvriers ont rapporté un meuble précieux qu’ils ont dûment saboté et se réjouissent dans leur âme à la pensée de la stupeur qui sera celle du patron, M. Breschard, dont l’atelier jusqu’ici n’a pas connu une seule grève. Celui qui mène le mouvement, c’est le contremaître, Langouet. Nous assistons à une brève conversation entre ce Langouet et l’ouvrière qui est à la tête de l’atelier des femmes, Louise Mairet. Et la rudesse avec laquelle ce beau garçon parle à cette jolie fille nous laisse assez deviner, à nous autres qui avons quelque habitude des choses du théâtre, que ces deux jeunes gens ne sont pas indifférens l’un à l’autre. Maintenant nous allons faire connaissance avec le patron Breschard, et le voir aux prises avec les difficultés d’ordre intime qui surgiront pour lui en même temps qu’éclatera la crise industrielle. C’est assez l’habitude, et les malheurs viennent volontiers de compagnie.

Breschard, qui est aujourd’hui à la tête d’une des plus grosses maisons de meubles du faubourg Saint-Antoine, a commencé par être un petit ouvrier. Le trait est important à noter, et ce n’est pas sans intention que M. Bourget l’a souligné. On a coutume en effet de parler de la bourgeoisie, comme d’une classe fermée, immuablement opposée à la classe populaire. Pour mieux accuser l’idée, on la compare à la noblesse de l’Ancien Régime. Mais le rapprochement, s’il est juste par certains côtés, est tout de même inexact. La noblesse était une caste, la bourgeoisie n’en est pas une. Combien d’ouvriers, par leur application au travail et leur économie, se sont élevés à devenir des bourgeois ! Combien de bourgeois, par leur paresse ou leur imprévoyance, sont retombés au rang d’ouvriers ! Il y a ainsi d’une classe à l’autre de continuels échanges, un incessant va-et-vient. Moins qu’une caste, ou même qu’une classe, la bourgeoisie est