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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/442

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une manière de vivre, un état. Aussi les travailleurs devraient-ils voir dans le bourgeois non pas l’ennemi, mais l’allié, celui qu’ils s’efforcent d’être, et qu’ils pourront être demain. Il en serait ainsi, probablement, si la logique menait les affaires du monde, ou plutôt si la passion ne venait pas déranger la logique. Car Langouet reproche précisément à Breschard d’avoir commencé comme les camarades, mais d’avoir fait plus de chemin qu’eux : il aurait moins d’hostilité contre un bourgeois de naissance et contre un patron fils de patron. C’est un sentiment qui n’a rien de mystérieux, ni de rare : il s’appelle l’envie. Et c’est celui que Montesquieu aurait pu mettre à la base de l’état démocratique, s’il n’avait préféré y mettre : la vertu.

Ce Breschard a un fils, un grand garçon qui est à la veille de se marier. Le futur beau-père ne demanderait pas mieux que de donner sa fille à cet honnête Philippe ; il fait pourtant une objection ou une question, et d’un genre assez délicat. M. Breschard, qui est veuf, ne va-t-il pas se remarier, introduire dans la famille une maîtresse épousée ? Telle est la nouvelle que le fils Breschard ne soupçonnait pas — ce n’est pas une intelligence très perspicace, — et la question qu’il va poser directement à son père. Cette scène du père et du fils est des plus émouvantes. Elle est bien dans la manière de M. Bourget : celui-ci n’élude jamais une de ces rencontres décisives. Nous apprenons alors, de la bouche même de M. Breschard, son roman, triste, fâcheux, déplorable roman de quinquagénaire. Car M. Breschard avoue quarante-neuf ans, comme une coquette sur le retour ! Resté veuf et se trouvant toujours fringant, il est tombé amoureux d’une jeune fille, actuellement l’une de ses ouvrières. M. Bourget, qui est le plus optimiste des auteurs dramatiques, en ce sens qu’il ne consent jamais à prêter que de nobles mobiles à ses personnages, donne à cette passion les couleurs les plus honorables. Breschard conte qu’appelé auprès d’une pauvre mourante, il s’est pris de pitié pour l’orpheline : la pitié s’est peu à peu changée en un autre sentiment. Et il le croit, le malheureux ! La situation d’un fils entendant de pareilles confidences est à coup sûr pénible. Je crois, pour ma part, que son devoir est tout tracé. Il doit venir au secours de son père, et l’empêcher d’altérer, par une faiblesse déjà sénile, l’harmonie et la respectabilité d’une famille. Le jeune Breschard choisit la conduite et tient le langage exactement contraires. Il s’attendrit sur les amours paternelles. Que ce patron épouse donc son ouvrière ; il en sera quitte, lui, pour renoncer à un mariage sortable et raisonnable, ou pour imposer à sa femme une belle-mère venue de la rue.