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avait ouvert les fenêtres, mais sur le passé seulement. C’était les ouvrir sur la cour et non pas sur la rue[1]. » Bordes, du moins, les ouvrit, et toutes grandes, sur la nature entière, sur les deux mondes, je veux dire celui qui nous entoure et celui que nous sommes.

L’un et l’autre se touchent et se mêlent dans l’œuvre que nous étudions. La plupart de ces lieder sont animés par le sentiment pittoresque ou par le sentiment amoureux, si ce n’est par tous les deux ensemble. Et tous deux ensemble baignent, en quelque sorte, dans le sentiment, plus vaste et plus profond, de la mélancolie. Tristes sont ici les paysages et triste la tendresse. Rare est la joie ou seulement le sourire. La Promenade matinale, commencée avec une gaîté printanière, s’achève par une méditation ou plutôt une « élévation » passionnée. En dépit de la galanterie trompeuse du titre, c’est un nocturne plus que grave, un peu dans la manière de Cazin, que l’Heure du berger. Oh ! que les mots sont impuissans à traduire les notes, si puissantes, au contraire, à traduire les mots ! Notes de la voix ou du clavier, notes qui se suivent et lentement cheminent, notes qui se cherchent et se joignent en accords. J’en sais deux particulièrement expressives, mornes et désolées entre toutes, tombant et retombant sans relâche, ainsi que deux gouttes sonores. Ici des mérites opposés paraissent ensemble : la variété des effets et l’unité du style, la finesse des détails et l’ampleur ou le parti pris de l’ensemble. Quant au sentiment général, il n’est pas sûr que les chefs-d’œuvre mêmes du genre nous donnent une impression beaucoup plus pénétrante de la solitude et de la solennité de la nuit.

Amoureuses ou pittoresques, à mesure que j’ai relu ces chansons, j’y ai reconnu davantage le son d’une âme souffrante, la plainte, le cri parfois d’une tristesse passionnée (comme dans Spleen) et qui peut s’exalter jusqu’au désespoir. Sur le fond pâli de la romance de Martini, le musicien moderne a semé çà et là des fleurs d’un éclat sombre. Au spectacle même de la nature et de la vie, à leur contact (voyez : La paix est dans le bois silencieux), il frémit d’un enthousiasme où l’on doute s’il entre plus de joie ou plus de douleur. Lisez la mélodie, admirable et déchirante entre toutes, sur les paroles de Verlaine : Le son du cor s’afflige dans les bois. Il n’en est pas de plus caractéristique. Je n’en sais pas une autre d’où s’exhale une plus large, plus ardente et plus généreuse sympathie. Je voudrais en écrivant ce mot, pouvoir lui rendre sa force et sa vertu première, et qu’il exprimât l’amour, la

  1. M. Romain Rolland, la Foire sur la place (Jean Christophe).