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anti-toutiste, ce type achevé du « libre penseur » et du « radical, » a été, toute sa vie, un véritable « saint » de l’espèce héroïque, de l’espèce de ces « fous de charité, » dont les douces figures souriantes illuminent tels chapitres de la Légende Borée ou des Fioretti. Un si vif parfum de pure et noble bonté se dégage de lui que personne, l’ayant approché, ne songe plus à lui garder grief de sa manie de critique, ni de sa franchise souvent déplacée, ni même de cette attitude à l’égard de son frère qui, cependant, risquera toujours d’affliger ses admirateurs. Irrésistiblement, nous nous sentons contraints de lui pardonner jusqu’à ses défauts les plus manifestes, tout à fait comme les élèves des écoles et pensionnats où, pendant un demi-siècle, il enseignait pour gagner son pain, oubliaient vite de rire de sa mise grotesque, — trois vieux manteaux superposés, que dominait un col de chemise invraisemblablement haut, — séduits et fascinés par ce chaud rayonnement de beauté morale qui jaillissait de lui.

Car cet homme d’une science merveilleusement étendue et solide s’était condamné lui-même, dès sa jeunesse, à ne vivre que du produit de quelques leçons dans des établissemens privés : après de mémorables études à l’université d’Oxford, — couronnées par l’honneur, à jamais glorieux, d’un double premier prix de mathématiques et de littérature, — il n’avait pu ni obtenir son diplôme de « maître ès arts, » ni accepter un poste de professeur-adjoint qu’on lui offrait, parce que sa conscience lui défendait de signer quelques-uns des célèbres Trente-neuf articles où l’on sait que tout fonctionnaire public, en Angleterre, était tenu de souscrire. Si bien que, ne pouvant se résigner à cette formalité, communément admise depuis trois siècles par les générations successives d’étudians et de professeurs, il avait renoncé à toute ambition universitaire ; et, au moment même où tout le monde s’accordait à lui prédire la plus brillante destinée, voici qu’il avait brusquement disparu, s’exilant au fond de l’Orient sans espoir de retour, en compagnie de deux ou trois autres missionnaires laïcs, non moins enthousiastes et inexpérimentés, qui avaient rêvé de convertir les musulmans à leur façon particulière de concevoir et de pratiquer la doctrine du Christ ! C’est là, précisément, pendant ces trois années de vain travail solitaire, que les premiers doutes lui sont venus sur l’origine révélée et la portée surnaturelle des dogmes qu’il prêchait. Tout porte même à croire que, avec son obstination habituelle au service du bien, Francis Newman aurait employé toute sa vie à vouloir amener à Jésus les populations musulmanes d’Alep ou de Bagdad, si l’impossibilité où il se trouvait désormais,