pas de dire avec l’évêque d’Avranches, l’illustre Huet, que la lecture des romans est « le plaisir des honnêtes paresseux. »
Ce mot de Huet peut sembler à première vue une critique plus qu’un éloge ; Huet paraît considérer la lecture des romans comme un plaisir de paresseux. Remarquez qu’il a soin de dire « des honnêtes paresseux. » C’est qu’en effet il est une paresse qui est un défaut, ou, si vous l’aimez mieux, un vice, un péché. Mais il en est une autre innocente, honnête et dont je serais presque tenté de faire une vertu ou un talent. Cette paresse-là est le besoin et la faculté de s’arrêter par instans, pour reprendre haleine, pour respirer.
En vérité, c’est une question qu’il est permis d’agiter : quel est le pire d’être toujours désoccupé ou d’être toujours affairé ? Il est dans la nature de l’homme de cesser par intervalle de remuer sa machine, de suspendre les agitations de sa vie pour donner quelques heures à la contemplation. L’homme n’a pas seulement des mains pour toucher, des pieds pour se mouvoir, mais des yeux pour voir. Et, je le répète, il est bon qu’il cesse d’agir par momens pour devenir spectateur et, sinon pour bayer aux corneilles, du moins pour observer la vie, les hommes, les jeux de la fortune, la grande scène où s’agitent les passions et les intérêts de l’humanité. Or, c’est dans ces momens d’honnête paresse que les chefs-d’œuvre d’un romancier sont de bon secours, car les meilleurs romans sont un miroir net et limpide où nous pouvons contempler une image en raccourci de la société et des choses humaines.
Je m’empresse d’ajouter que la lecture des romans peut être autre chose qu’un plaisir ; elle devient une occupation intéressante et instructive, s’il s’agit, non de ces productions éphémères qui naissent aujourd’hui pour mourir demain, mais de l’un des chefs-d’œuvre que le passé nous a légués, qui ont survécu à leurs auteurs et ne sont pas encore morts, bien qu’ils aient trois cents ou cinquante ans de date. Ces vieux romans chargés d’années et qui ne plient pas sous le faix, qui réussissent à disputer leur vie aux attaques meurtrières du temps qui dévore tout, ils sont dignes qu’on les prenne pour objets d’étude, parce qu’ils sont des témoins du passé. En un mot, ces vieillards de la lettre moulée sont bons à entendre causer, car ils ont des choses à nous apprendre sur l’histoire des esprits, des mœurs et des idées.