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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/62

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ou moins imaginaires des Thésée et des Achille. Et dans leurs drames, les seuls acteurs dont ils se plaisent à contempler les aventures, ce sont encore les Thésée, les Œdipe et les Atrides. Et ces héros légendaires paraissent sur la scène chaussés de cothurnes qui rehaussent leur taille, le visage couvert d’un masque sculptural qui immobilise à la fois et idéalise leurs traits. Ce sont des êtres à part, de glorieux prédestinés, que le ciel a créés pour connaître et manifester toutes les extrémités de la destinée humaine, athlètes robustes et puissans qui prennent la fortune à partie et luttent corps à corps avec elle. Au-dessous d’eux, la tête au niveau de leurs pieds, se tient le chœur composé du vulgaire des mortels, des vieillards ou des jeunes gens, race obscure et chétive qui n’a pas d’autre rôle à prétendre que celui d’assister à ces grandes luttes et d’y prendre part par sa curiosité seulement et sa sympathie. Et ce chœur attentif et respectueux sent sa petitesse et son néant ; il glorifie les héros, il célèbre leurs triomphes, il pleure sur leurs infortunes, tout au plus hasarde-t-il parfois un conseil, une exhortation ; plus souvent aussi, quand il voit le sang couler dans le palais des Atrides, ou qu’il entend Œdipe aveugle et désespéré maudire son sort et reprocher aux dieux l’excès de ses souffrances, le chœur se félicite de sa propre obscurité et de l’humilité de sa condition qui le dérobe à de si grandes catastrophes. « — Nous autres, s’écrient ces vieillards, nous ne sommes pas en proie aux orages de la destinée ; nous coulons des jours ignorés que les grands malheurs ne visitent point. Les dieux ne peuvent être jaloux de nous ; nos fronts n’ont point été marqués du sceau de la fatalité. »

Et c’est ainsi que dans l’antiquité, le domaine de la grande poésie s’est trouvé enfermé dans d’infranchissables limites tracées par la légende. Les élus de la Fable étaient seuls dignes d’être chantés par les poètes, et la muse antique eut toujours le visage tourné vers eux. C’est pour cela que, passé son bel âge, son âge classique, la poésie ne pouvait se renouveler. Toujours les mêmes sujets, les mêmes thèmes, enrichis seulement de variations nouvelles. La broderie changeait, le canevas était le même.

À la fin du premier siècle après Jésus-Christ quel grand objet célébra la muse romaine par la bouche de Stace ? Les fils d’Œdipe, cette éternelle mare de sang où gisaient les corps de deux frères ennemis. Trois siècles plus tard, que chante Claudien ?