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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/623

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chose que la continuation de l’infusion de la grâce, et non pas une seule grâce qui subsiste toujours : et c’est ce qui nous apprend parfaitement la dépendance perpétuelle où nous sommes de la miséricorde de Dieu, puisque, s’il en interrompt tant soit peu le cours, la sécheresse survient nécessairement. » Oui, à cette âme qui ne s’était donnée qu’à moitié, ou qui du moins n’avait livré que les portions les moins intimes et les moins précieuses d’elle-même, Dieu avait retiré sa grâce, et il l’avait abandonnée à la « sécheresse, » et aux « divertissemens » du monde. Il ne devait pas la laisser s’y engloutir.

Mais de cette interruption apparente de vie spirituelle Pascal saura bien tirer parti, et son « expérience religieuse, » loin d’en être appauvrie, finira par sortir de cette épreuve élargie, fortifiée, enrichie en tous sens. C’est surtout à la vie morale que l’on peut appliquer l’antique adage qui voulait que la nature eût horreur du vide ; et souvent les périodes qui paraissent les plus stériles sont justement celles qui en réalité sont les plus fécondes. Dans les profondeurs de notre être, et dans les obscures régions de l’inconscient, il se fait alors, à notre insu, un sourd travail intérieur d’élaboration et d’adaptation, dont les résultats se produiront plus tard au grand jour, et nous surprendront nous-mêmes. Lentement, progressivement, les idées abstraites qui, jusqu’alors, n’avaient enchanté que notre esprit, descendent en notre âme, s’y transforment en sentimens et en actes, en volonté et en vie. Par-dessous la régularité monotone des habitudes et des gestes de l’existence quotidienne, c’est un homme nouveau qui se prépare, et qui bientôt peut-être éclatera en pleine lumière. C’est ce qui devait arriver à Pascal. D’autre part, à fréquenter le monde, comme il l’a fait, il a appris à connaître l’homme : non pas l’homme abstrait, tel qu’on peut le voir dans les livres ; mais l’homme réel et vivant, avec ses intérêts et ses passions, ses grandeurs et surtout ses misères ; il a connu, coudoyé, fréquenté de vrais incrédules ; et sans même parler de tout ce que son génie de penseur et d’écrivain a gagné à ce supplément d’information et de culture, les Pensées sont là pour nous prouver qu’au point de vue même proprement religieux, il est loin d’y avoir perdu. A qui veut connaître « l’homme avec Dieu, » il n’est point inutile d’avoir étudié « l’homme sans Dieu. »