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maison. Peut-être aussi Pascal eut-il, à de certaines heures, l’obscur pressentiment qu’il dépassait le but, et que la religion même pourrait bien un peu pâtir des coups qu’il donnait si vaillamment. Toutes ces raisons, ou d’autres encore, agirent-elles sur lui ? Ce qui est certain, c’est que Pascal s’arrêta en pleine lutte, qu’une dix-neuvième Provinciale commencée est restée inachevée, et qu’à partir au moins de 1658, l’auteur des « petites Lettres » est plongé tout entier dans l’Apologie dont il a conçu le dessein.

Une dernière fois cependant, ressaisi comme malgré lui par son génie familier, par cet « esprit géométrique » dont il ne parvient pas à se défaire, Pascal revient aux recherches scientifiques auxquelles il semblait avoir définitivement renoncé. On sait en quelles circonstances. Affligé d’un violent mal de dents, il essaya, pour s’en soulager, d’appliquer sa pensée au difficile problème de la Roulette, et il en découvrit la solution. Sur le conseil du duc de Roannez, qui voyait là un moyen de faire profiter la religion de l’admiration que provoquait sa découverte, il ouvrit à ce sujet un concours dont il fut naturellement le lauréat. Dans cette affaire encore, il fit plus d’une fois preuve de ce libido excellendi[1] qui avait toujours été sa passion dominante, et plus d’une fois sans doute, sa conscience dut lui reprocher de n’avoir pas su résister aux voix tentatrices, à son impérieux et naturel « désir de se survivre dans l’estime et la mémoire des hommes. » Dans ce duel entre l’esprit chrétien et l’amour de la gloire humaine, c’est l’esprit chrétien qui devait avoir le dernier mot. Il écrivait au mois d’août « 1660 au mathématicien Fermat :


Je vous dirai aussi que, quoique vous soyez celui de toute l’Europe que je tiens pour le plus grand géomètre, ce ne serait pas cette qualité-là qui m’aurait attiré ; mais que je me figure tant d’esprit et d’honnêteté en votre conversation, que c’est pour cela que je vous rechercherais. Car, pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit ; mais en même temps, je la connais pour si inutile, que je fais peu de différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan. Ainsi je l’appelle le plus beau métier du monde ; mais enfin ce n’est qu’un métier, et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force : de sorte que je ne ferais pas deux pas pour la géométrie, et je m’assure fort que vous êtes fort de mon humeur. Mais il y a maintenant ceci

  1. Voyez, pour les détails de cette affaire, le précieux Pascal inédit, de M. Ernest Jovy.