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ceux, — car il y en a, — qui s’enfoncent de plus en plus dans leurs théories et ont tout le temps voulu pour en former un système de mieux en mieux coordonné et de plus en plus faux.

Je cause longuement avec un homme encore jeune, condamné à perpétuité en 1903, « pour avoir cassé une vitre, » me dit-il en riant ; traduisez : pour avoir tiré des coups de revolver dans le carrosse du Roi. C’est un Italien qui n’avait eu que trois ans d’école primaire et trois ans d’école technique. Il s’est fait en prison une langue franco-italienne, mais au fond très claire, et il s’est fait une philosophie. Il est sceptique et stoïcien, très fier de son stoïcisme, c’est lui-même qui me le dit, et il ajoute textuellement : « Vous ne savez pas, monsieur, combien la cellule vous élargit les idées ! » Comme preuve de ce qu’il avance, il me tire un manuscrit de 500 pages. C’est un traité complet de « psychologie populaire, tout prêt à imprimer, car aucune formule n’y manque ; » il n’y a que le nom de l’éditeur qui reste en blanc, mais il a sa place réservée. Les détenus en cellule, qui ont du temps, s’attachent volontiers à toutes ces petites choses.

L’écriture de la dédicace est particulièrement soignée : « A mon fils qui, depuis sa naissance jusqu’à l’âge de quatre ans, me donna les plus éloquentes leçons de psychologie expérimentale. » Son portrait est là, en effet, à ce fils dont l’absence est le plus grand châtiment du sociologue, et l’émotion de ce dernier n’est pas feinte, les larmes qui montent à ses yeux en font foi. Mais le détenu a voulu prendre d’autres leçons. On l’a autorisé à se procurer toutes sortes de livres, — français pour la plupart, — de psychologie expérimentale, de physiologie, de sociologie (je n’en donnerai pas les titres : on m’accuserait de vouloir les discréditer). De toutes ces lectures méditées est sorti le traité que l’auteur me remet ; il insiste pour que je le lise ; et je le lis, non sans curiosité ni sans intérêt. Ce ne sont pas des divagations, ce ne sont pas non plus des dissertations fort originales ; mais l’auteur a voulu faire un tout des doctrines les plus récentes des pures psychologies phénoménistes, des doctrines monistiques de certains savans et enfin des doctrines des socialistes les plus avancés. Il y a réussi tout aussi bien qu’un autre.

Les mêmes idées, exprimées avec plus de délicatesse et de réserve, m’attendaient chez celui qui est, je crois, le doyen de Louvain, Z…, détenu depuis vingt-sept ans (il vivait trente-cinq ans à l’époque de sa condamnation). Son éducation première, la