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dans d’éloquentes tirades. Et pour ma part, je ne puis m’empêcher de croire qu’il est des momens où Céladon se trouve heureux d’être malheureux et qu’il remercie quelquefois son désespoir des discours harmonieux et des belles figures de rhétorique dont il lui est redevable. Ces bergers passent la plus grande partie de leur temps à converser entre eux ou avec eux-mêmes. Leur lieu favori de réunion est le carrefour de Mercure où aboutissent quatre chemins et dont le centre est marqué par une statue placée sur un piédestal rehaussé de trois degrés ; aux quatre côtés des chemins sont plantés de beaux sycomores sous l’ombre desquels on passe les heures chaudes du jour, pendant que les brebis dorment et que les oiseaux se taisent. Quelquefois aussi la fureur de parler les empêche de dormir et couchés sur le gazon, sous un berceau de verdure que la lune a peine à percer de ses rayons, l’aurore les vient surprendre éveillés et dans le feu du discours, sur quoi ils se hâtent de clore la paupière quelques heures, tout juste le temps de reprendre un peu de force pour recommencer à causer. Du reste, ces conversations, bien qu’on y trouve quelquefois à redire, sont peut-être la partie la plus intéressante de l’Astrée, et si on les dégageait de l’intrigue et de ses épisodes et qu’on les recueillît dans un volume à part, comme on a fait pour les conversations du Grand Cyrus, ce volume serait d’une lecture assez agréable et renfermerait plus d’une page d’une vraie beauté.

Ce goût de conversation qui est peut-être la seule passion sérieuse qui anime les héros de l’Astrée, — car je soupçonne leurs amours d’habiter beaucoup plus dans leur cerveau que dans leur cœur, — ce goût de conversation est encore un trait auquel on peut reconnaître en eux des hommes de la Renaissance. L’esprit de la conversation suppose en effet, comme condition première, un fait moral ou social qui fut l’œuvre de la Renaissance, je veux dire la réconciliation de l’école et du monde, l’école allant dans le monde, le monde accueillant l’école, lui ouvrant ses portes l’acceptant pour son hôte, et dans cette réconciliation, les deux parties se faisant des concessions réciproques ; l’école consent à s’humaniser, elle se débarrasse de son ténébreux fatras, elle rompt avec la pédanterie, elle se met à sacrifier aux grâces ; et de son côté, le monde devient avide de s’instruire, il s’occupe d’autre chose que des intérêts du moment présent, que des pauvretés de son ambition ; il se crée des loisirs qu’il consacre à la vie