Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/796

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et certainement si je vais jamais dans le Forez, je l’y chercherai. Mais, comme je le disais en commençant, adieu les ormes et les sycomores ! Le roman se dégoûte de la vie pastorale. Et là-dessus, il revêt un pourpoint, un manteau de satin bleu, il couvre sa tête d’un chapeau à plumes et le voilà parti ! Où va-t-il ?

Parler le moins possible et parler sans plaisir, tel est un des traits caractéristiques de la sauvagerie et du sauvage primitif ; et l’on pourrait dire que le degré de civilisation où un peuple est parvenu peut se mesurer au degré d’importance dont jouit la parole dans sa vie habituelle, au rôle qu’elle joue dans son existence. Au-dessus du sauvage qui parle peu, il y a le sauvage perfectionné qui se sert de la parole pour toutes les communications où l’obligent les nécessités mêmes de sa vie, semblable à ces enfans peu développés qui n’ouvrent la bouche que pour demander à boire et à manger. L’aurore de la civilisation s’est déjà levée sur un peuple, quand il prend goût aux longs récits et qu’il honore les chantres qui lui racontent l’histoire de ses héros et de ses dieux. Le jour viendra où la parole lui devenant toujours plus chère, il lui élèvera un trône au milieu de la place publique, ce trône qui s’appelle une tribune et où l’éloquence ira s’installer pour l’exhorter, le conseiller, le louer ou le censurer. Mais l’éloquence de la tribune, c’est encore la parole utile, la parole mêlée aux affaires, la parole affairée. Que la civilisation s’élève encore d’un degré, et ce peuple appréciera ce qu’on pourrait appeler les paroles inutiles, dont le seul résultat est le plaisir qu’on éprouve à parler et à entendre parler ; la parole ne servant qu’à un rapprochement momentané des esprits, à un échange passager de pensées et de sentimens, au commerce plus ou moins intime des âmes, bref, ce qu’on nomme la causerie ou la conversation.

Or, nous avons reconnu que nos bergers du Lignon étaient des civilisés assez perfectionnés pour que le plaisir de converser entre eux fût le premier de leurs plaisirs, capable au besoin de tenir lieu de tous les autres ; et même que le goût de la conversation est leur seule passion sérieuse. Mais tôt ou tard cette passion-là leur fera quitter le séjour des champs et des bois. Les bois et les prairies ne sont pas les endroits les plus favorables à la conversation. Le murmure des ruisseaux, le chant des oiseaux, les bêlemens des moutons, sont des causes de distraction ; les aspects variés du ciel, le vol vagabond des nuées, le bruit du