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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/807

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D’Anacrise à Philaminte et à Belise, la transition est facile. Anacrise nous conduit tout droit aux précieuses définies par l’abbé de Pure. Ce sont ces précis de l’esprit, ces résidus de raison qui ont perdu de réputation les vraies précieuses. Sortons du salon bleu, de cette société éminente qui s’y rassemblait, pénétrons dans ces salons qui se formèrent en foule à son imitation, c’est là que nous verrons la préciosité dégénérer de plus en plus et mériter d’avance les sifflets du bon sens représenté par Molière et par Boileau. C’est là qu’on s’occupe de se faire un langage à part, et de proscrire les mots roturiers, et de les remplacer par d’autres plus raffinés. Mais ce n’est pas seulement par des raffinemens de langage que se manifeste l’excès de la préciosité, c’était plus encore par des raffinemens de sentimens. La vraie précieuse devait avoir des façons de sentir non communes ; surtout elle s’attribuait le droit d’exiger qu’on éprouvât pour elle des sentimens et qu’on l’entourât d’hommages qui eussent quelque chose de rare et d’exquis.

« Les femmes, disait une précieuse, Mme de Sablé, les femmes, ornemens de la terre, sont faites pour être adorées et répandre autour d’elles tous les grands sentimens en accordant comme une assez digne récompense leur estime et leur amitié. »

La précieuse est une idole. Et quel est le servant, le dévot de l’idole ? C’est l’honnête homme. Qu’est-ce que l’honnête homme ? C’est pour le fond le berger de l’Astrée, mais un berger dont la tâche s’est compliquée. Tellement compliquée que quelquefois on l’appelait le Mourant, parce qu’il était sans cesse en danger de mourir. Le berger n’était tenu que de savoir aimer et de savoir le montrer et le dire. Mais l’honnête homme est vraiment appelé à se multiplier. Il va sans dire qu’on lui demande d’avoir de la culture et de la grâce dans l’esprit, de la noblesse et de l’aisance dans les manières, de la dignité dans la conduite, de la bienséance dans les discours, de se montrer libéral, magnifique, généreux. Ce doit être un Espagnol frotté de bel esprit italien. Mais, ce qui est essentiel, il faut que toutes ses qualités naturelles ou acquises, il les dépose aux pieds de la précieuse et qu’il se mette lui-même à la merci de tous ses caprices. Le mérite qu’il doit avoir par-dessus tous les autres, est ce que Mlle de Scudéry appelle « l’air et le ton galant. » Ce qui veut dire que, quelles que puissent être ses préoccupations, les soucis que lui donnent l’embarras de ses affaires, ou l’assombrissement où le