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« chose vue. » Et il fallait d’abord nous faire accepter l’étrangeté du spectacle. Un des moyens de « préparation » dont s’est avisé l’auteur est ce prologue dont il fait précéder le lever du rideau. Je regrette un peu que ce prologue soit débité par un monsieur en habit noir. Je sais bien qu’il y a une longue tradition. C’est le « meneur du jeu » de l’ancien théâtre, l’ « orateur de la troupe » du XVIIe siècle, le semainier de notre Comédie-Française. Mais c’est aussi le prestidigitateur ou le compère de revue. Et puisque nous sommes ici en pleine fantaisie et qu’un monsieur en habit noir est ce qu’on peut imaginer de plus laid au monde, pourquoi ce rappel de la disgrâce moderne et de la réalité lugubre ? Je déplore aussi que les bruits de coulisse soient exécutés de façon si grossière. Cela dit, il est vrai que le prologue est ici un moyen de théâtre excellent. Peu à peu, il crée une atmosphère, ou, comme doit s’exprimer le Paon chez la Pintade, une ambiance. Il nous met dans de certaines dispositions et nous amène insensiblement à désirer voir ce qu’on nous annonce. Ainsi est évitée l’impression d’imprévu, d’inattendu, c’est-à-dire de déconcertant. Derrière ce rideau encore baissé, nous avons entendu des chants et des gloussemens, des bruits de sabots, des tintemens de grelots. C’est la ferme qui s’éveille. Et dans la cour de ferme que le rideau découvre en se levant, nous ne sommes plus étonnés de voir les hôtes accoutumés d’une ferme.

Ce cadre de campagne, tel que M. Rostand l’a imaginé, est délicieux. Je dis campagne, et non pas nature. La nature est le terme vague dont nous désignons un ensemble de puissances devant lesquelles nous éprouvons surtout de l’effroi, parce que nous les devinons hostiles et que nous les sentons disproportionnées à notre faiblesse. La campagne, c’est le coin familier dont une longue et intime connaissance nous a fait un ami. Nous y sommes chez nous, et nous nous y sentons en confiance. Pas de vastes perspectives où le regard se perd et la pensée s’affole, mais un horizon limité où nous sommes assurés de nous retrouver. Des choses simples, des choses humbles, mais des choses familières avec cet air ancien qu’elles savent garder à la campagne mieux qu’ailleurs. La poésie de la vie rustique exprimée au vrai, en dehors de toute convention affadissante, je ne crois pas qu’on nous en eût encore donné une sensation aussi juste.

Les bêtes qui évolueront dans ce cadre champêtre auront la crête d’un coq, le museau d’un chien, le bec d’un merle, mais ce seront des hommes. Et que voulez-vous que ce soient ? Un peintre animalier, un sculpteur, un poète descriptif, un Troyon, un Barye, un Leconte de Lisle, peut être un impeccable naturaliste et nous donner du monde