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Que ce soit là une belle vision plastique, cela éclate aux yeux. Mais on peut lui demander compte de la pensée qu’elle traduit. L’image ici est belle à force d’être juste, expliquant mieux qu’une définition la genèse de toute poésie. Car la poésie n’est que la dernière expression d’une race, la fleur suprême où sa vie profonde s’épanouit ; elle suppose un lointain passé et la longue élaboration des siècles. Ces vers du coq enferment en peu de mots beaucoup de sens.

Cependant, à mesure qu’il lance ses appels de plus en plus impérieux, Chantecler voit la nature sortir de cette torpeur où chaque soir elle s’abîme : lentement elle s’éveille ; les êtres et les choses reprennent leur forme et leur couleur, et la lumière qui d’abord a couronné les collines s’étend dans la vallée redevenue sonore et joyeuse. Car c’est lui Chantecler qui est le chef du chœur et l’ordonnateur de l’immense féerie. C’est pour lui obéir que le soleil docile nous envoie les rayons de son astre. C’est lui qui fait lever le jour. Il le croit. Illusion peut-être. Mais comment s’empêcherait-il d’y céder ! Il apporte à sa besogne quotidienne tant de zèle et de conscience ? Son effort est une réalité dont il ne peut douter. Et chaque fois il le constate suivi d’effet. Il en est ainsi depuis les siècles des siècles. Et jamais cet ordre n’a été dérangé. Est-il au monde une loi mieux établie, une vérité dont nous soyons en possession de nous tenir pour mieux assurés ? Tout l’orgueil du coq ne vient que de cette illusion.

Après tout, est-ce une illusion ? Chantecler est le poète, et n’est-ce pas la poésie qui crée la beauté de l’univers ? Les choses ne sont en elles-mêmes ni belles, ni laides. Mais leur image passe à travers les âmes et elles s’y transforment : les yeux qui l’ont reçue la renvoient métamorphosée. L’homme projette hors de lui sa sensibilité qu’ignore la nature indifférente. Il inscrit ses rêves dans les nuances de l’atmosphère ; il charge de ses sensations le vain décor ; il spiritualise l’inerte matière. À cette préparation de l’universelle fantasmagorie on peut dire qu’aucun, même parmi les plus humbles, n’a été complètement étranger. Car, en ce sens encor, il est exact que rien ne se perd dans la nature. Pas une émotion qui ne se propage en ondes infinies. Pas un soupir dont l’écho, si faible soit-il, ne s’entende par-delà les espaces et par-delà les temps. L’œuvre collective et impersonnelle se résume à de certains intervalles dans un de ces monumens individuels qui jalonnent la route de l’humanité. Mais le privilégié qui y grave sa signature n’est que le représentant d’un peuple de collaborateurs inconnus. Chaque poète au nom glorieux n’a fait que réunir en faisceaux les lueurs éparses qu’ont répandues sur la morne réalité