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des milliers et des milliers de poètes anonymes. Non, maître des enchantemens, tu n’es pas la dupe d’un mensonge inventé par ton orgueil ! Tu as le droit de te mirer dans une splendeur que le monde t’emprunte. C’est notre reconnaissance qui salue en toi le grand magicien.

Aussi comme on comprend l’inquiétude du chanteur après l’effort qui le laisse brisé ! Si ce chant, où il s’est prodigué, était le dernier ! S’il avait épuisé toute son énergie ! Si la source était à jamais tarie ! Si le mystère ne devait plus se reproduire ! Si l’immensité privée de la voix qui l’anime allait rentrer dans le silence ! Chantecler, sa tâche d’éveilleur terminée, craint chaque fois de ne plus pouvoir en renouveler le bienfait. Tous les poètes ont éprouvé, dans la lassitude qui suit la création, ce découragement passager, cette minute d’épouvante devant l’œuvre de demain. Surgit amari aliquid. Une tristesse queux seuls connaissent se lève des fêtes qu’ils nous donnent.

Ainsi nous songeons, tandis que se déroule, avec une irrésistible puissance, la tirade héroïque ; tel est l’ordre de sentimens et de pensées qu’évoquent les vers enflammés de Chantecler. Jamais rien, dans l’œuvre de M. Rostand, ne nous avait autant émus. Le poète a été cette fois emporté au-dessus de lui-même, soulevé très haut par un ample souffle de lyrisme.

Le troisième acte est le moins bien venu. C’est au surplus dans sa plus grande partie une sorte d’intermède et de hors-d’œuvre. Il y a réception chez la Pintade. Cette dame, une mère des lettres, a fait de son salon le rendez-vous des esthètes et des rastaquouères : snobisme et exotisme. Le Paon est le dieu de l’endroit et, du haut de sa sottise outrecuidante, rend des oracles, dont chacun tombe sous les espèces d’une épithète prétentieuse et d’ailleurs dénuée de sens. Des coqs ont été invités, pourvus de plumages hétéroclites et de noms à coucher à la porte. Il en vient de tous les points du globe, de toutes les basses-cours étrangères. Quels accens ! Quels baragouins ! À tout ce déballage de cosmopolitisme, Chantecler, qui est le coq, le vrai coq, le seul coq, le coq tout simplement, oppose la clarté de son chant gaulois. Nous sommes en pleine satire littéraire. Par malheur, si la satire littéraire est en soi chose fort agréable, elle n’est pas très « théâtre. » Ajoutez que Chantecler a, pour défendre les bons principes, des procédés qui feraient merveille dans le camp opposé. S’il nous venge du mauvais goût des autres, son mauvais goût à lui, qui nous en vengera ? — Maintenant, tenez-vous beaucoup à savoir que le rendez-vous chez la pintade était un guet-apens ? Des coqs de combat ont