Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 55.djvu/940

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cyrano parce qu’il était dans la couleur de l’œuvre. Mais ici rien ne l’appelait. Cette belle œuvre roule des scories. Faut-il croire que les scories y soient la condition même des beautés ? ou plutôt que nous n’arrivons pas à éliminer le vieux levain et les mauvais fermens par lesquels le romantisme a gâté tout un siècle de production littéraire ?

Il reste que Chantecler, tout poème qu’il soit, a été composé dans la forme d’une pièce de théâtre. Spectateurs, nous sommes bien obligés de nous placer au point de vue du théâtre. Ici, au lieu d’accumuler les objections de principe et les chicanes de détail, disons tout uniment que M. Rostand a demandé cette fois au théâtre autre chose et plus qu’il ne peut donner. Cela ne nous surprend ni ne nous fâche. Pareille aventure est advenue non seulement à des poètes, mais à des dramaturges de carrière. Rappelez-vous la préface de l’Étrangère. Lui aussi, M. Rostand a fait craquer les barrières étroites du théâtre. Lui aussi, il a forcé les ressources de son art. Le poète a fait violence à l’auteur dramatique. L’auteur dramatique n’est pas diminué par l’épreuve ; le poète en sort grandi.

Puisqu’on mettait Chantecler à la scène, il fallait l’y mettre dans les conditions les plus favorables. Or je n’ai pas souvenir qu’une œuvre ait été aussi complètement desservie par la mise en scène. Le tableau du premier acte est confus et sans air. Ce n’est pas un poulailler, c’est un capharnaüm. Quant aux costumes, était-il impossible d’y mettre un peu de fantaisie et de légèreté ? Ceux de la Porte-Saint-Martin sont disgracieux et lourds. L’interprétation est des plus défectueuses. Le rôle du coq, tout lyrique, devait être joué avec liberté, aisance, souplesse, variété, tour à tour gaieté et tristesse, orgueil et mélancolie. Tous ces vers, toutes ces tirades devaient prendre leur vol. M. Guitry est morne et pesant. Le rôle de la faisane, interprété par Mme Simone disparaît purement et simplement : un escamotage, une muscade qui passe. Le bredouillement de la pintade et le grincement du paon sont aussi bien inintelligibles. Seuls M. Galipaux (le merle) et M. Jean Coquelin (le chien) méritent des éloges. Des vers livrés à des acteurs qui, se sachant incapables de dire les vers, ne s’y essaient même pas : c’est un massacre.


René Doumic.