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complications les plus imprévues. Devant la résistance du Sénat de Venise, qui hésitait à autoriser, sur son territoire, l’enlèvement d’une de ses sujettes, Frédéric fit arrêter l’ambassadeur vénitien à Londres, pendant que celui-ci traversait l’Allemagne, au cours d’un voyage. Il alla plus loin encore : et ce ne fut qu’en présence de menaces formelles que le Sénat, effrayé, se résigna enfin à lui livrer sa proie. « J’ordonne, écrivait le roi de Prusse à son ambassadeur, que le Sénat de Venise fasse conduire cette fille jusqu’à Vienne, sous la garde d’une compagnie pleinement responsable, afin qu’on puisse, de là, me l’expédier à Berlin par la Silésie, en prenant les précautions les plus extrêmes pour s’assurer de sa possession. »

Le récit de cette « expédition » de la jeune femme nous est raconté tout au long par des documens officiels, dont quelques-uns achèvent de nous montrer avec quelle rigueur brutale, et dénuée de tout vain scrupule de galanterie, le roi de Prusse procédait à la satisfaction de son caprice amoureux, tandis que d’autres nous laissent deviner des épisodes romanesques qui évoquent le cher souvenir des aventures de Manon Lescaut. C’est ainsi que, malgré tout l’appareil de « précautions » exigées par Frédéric, et spécifiées encore par lui en sept articles d’un programme qu’il adressait à son représentant, celui-ci, parvenu avec sa précieuse charge à l’étape de Goritz, eut la triste surprise de découvrir que lord Stuart, déguisé et caché sous un faux nom, faisait partie de la suite du convoi ! Plus tard, le même agent s’aperçut que le lord, contraint par force à s’éloigner de sa bien-aimée, avait installé auprès d’elle son valet de chambre ! « Ma danseuse a été malade, plusieurs jours, d’amour et de chagrin, » écrivait à Frédéric le zélé gardien de la prisonnière.

Quant au jeune lord Stuart, il se trouvait plongé dans un désespoir si touchant que l’ambassadeur du roi de Prusse à Vienne n’avait pu s’empêcher de le prendre en pitié. Ce diplomate avait écrit à son maître une humble et généreuse supplique, où il faisait appel à sa « miséricorde, » et le conjurait d’autoriser le gentilhomme écossais à payer lui-même tous les frais de l’engagement d’une autre « étoile, » en remplacement de sa chère fiancée. De son côté, lord Stuart envoyait à Frédéric une longue lettre d’une éloquence pathétique, se jetant aux genoux du Roi pour l’implorer de consentir seulement à ce qu’il pût revoir l’amie et fiancée sans laquelle la vie lui était impossible. Pour toute réponse, Frédéric lui intima l’ordre d’avoir à quitter aussitôt Berlin, où le malheureux était accouru, et, sous peine de prison, de s’embarquer sur le premier navire qui pourrait le ramener en