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survivance des temps héroïques où les affaires n’avaient pas encore envahi toute la politique et où l’on savait combattre et mourir pour la foi et la liberté. Mais, tout en bénéficiant de son prestige de personnage d’épopée, le prince Nikita sait être surtout un homme d’Etat très moderne, très réaliste, qui possède à fond l’art subtil des contre-assurances et des doubles garanties. Sa politique est un chef-d’œuvre de souplesse et de doigté ; elle ne manque même pas d’un grain de cette duplicité que l’on reproche aux faibles pour qui elle est une nécessité et que l’on admire volontiers chez les forts pour qui elle n’est que fourberie. C’est ainsi que le prince Nicolas a su faire de son tout petit Etat une pièce importante dans le jeu de la politique européenne, et de sa minuscule capitale l’un des centres où se décide le présent et s’élabore l’avenir.


IV

L’Europe apprit, non sans surprise, un jour d’octobre 1905, que le prince Nicolas de Monténégro venait d’octroyer une constitution à ses sujets : il y aurait désormais, à Cettigne, une Chambre élue, un ministère responsable. Jusque-là, le prince Nicolas avait, selon la tradition de ses pères, exercé seul un pouvoir illimité en droit, tempéré en fait par la simplicité des mœurs patriarcales, qui rendent très facile l’abord du souverain, et par l’exiguïté même d’un pays dont le prince peut connaître personnellement presque toutes les familles. N’a-t-on pas vu, dans sa jeunesse, le prince Nicolas, comme saint Louis, rendant la justice assis sous un arbre devant son palais ? Le prince, dans le discours du trône prononcé à l’inauguration de son premier Parlement, a lui-même défini son pouvoir : « La confiance que le peuple monténégrin nous a témoignée démontre que notre pouvoir ne fut jamais l’autocratisme, mais la délégation directe de la volonté nationale. » Dans certaines circonstances exceptionnelles les vladikas ou les princes réunissaient des assemblées nationales (Skoupchtinas) temporaires ; l’objet de leurs délibérations était déterminé et limité. Depuis un siècle, l’autorité des princes n’a pas cessé de s’accroître. Pierre II avait remplacé l’assemblés des Knezes (chefs des familles féodales, chefs de clans) par un Sénat moins nombreux dont les membres étaient nommés par lui. Danilo, en 1851, « laïcisa » son pouvoir et